Dynamique compulsive

Ghislaine Vappereau

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Résumé :
Ce texte introductif au colloque : « Répétition – accumulation : dynamique compulsive et rythmique du temps et de l’espace » (Amiens, 16 avril 2014) présente les directions et les raisons qui ont motivés l’organisation de cet événement en lien avec l’exposition « Signa Mentis » de Christian Jaccard au Musée de Picardie. Il se propose de dresser sous l’égide des temporalités de la sculpture dans les pratiques contemporaines, un horizon historique de ses pratiques compulsives du temps et de l’espace que les artistes invités : Christian Jaccard et Domnique De Beir, ont en commun.

Mots-clefs : Christian Jaccard, Dominique de Beir, Carl André Donald Judd, BMPT, Claude Viallat, Jean Luc Parant, répétition, accumulation, rythme, compulsion, scansion, geste, outils, action

Présentation de l’auteur :
Née en 1953, Ghislaine Vappereau a soutenu une thèse de doctorat à l’université de Paris 1-Sorbonne en 1979, puis une habilitation à diriger des recherches en 1996 à l’UPJV. Animatrice au Musée national d’art moderne dès 1975, elle a enseigné en 1977 à l’École des Beaux-Arts d’Amiens puis a rejoint en 1991 la faculté des arts à l’université de Picardie-Jules Verne, comme maitre de conférences. Sculpteur, elle mène une recherche sur la perception et la part d’interprétation dans la perception du réel. Depuis 1980 à la Biennale de Paris, Ghislaine Vappereau expose régulièrement son travail dans des musées et centres d’art, et est représentée dans des collections publiques françaises. (musée national d’art moderne, musée de Saint-Étienne, BNF, FNAC, FRAC Picardie et de nombreuses artothèques)

www.galeriejacqueslevy.fr/fr/artistes/paris/ghislaine-vappereau

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Parmi les thématiques que nous nous étions proposées de traiter dans l’axe de recherche sur les temporalités de la sculpture, celle de la répétition et de l’accumulation a bien évidemment été envisagée. L’exposition signamentis de Christian Jaccard organisée par le musée de Picardie. C’est en empruntant aux écrits de Christian Jaccard lui-même que le titre de cette thématique est interrogée sous cette forme : répétition – accumulation : dynamique compulsive et rythmique du temps et de l’espace.

En effet, C. Jaccard écrit :« Mon art se caractérise par l’intégration de deux facteurs antinomiques dont les forces et les conséquences de leurs dynamiques compulsives président à l’invention d’une réalité singulière. »1

Je n’aurais pas osé énoncer en préambule le terme de compulsif, si je ne m’étais pas sentie autorisée par l’artiste lui-même. C’est donc sous l’aspect compulsif, frénétique que cette répétition sera abordée et de façon positive, et dynamique.

Nous n’évoquerons donc pas ici la répétition de forme, sculptée ou peinte, celle qui scande l’espace dans une rythmique mesurée, maitrisée. En sculpture, la thématique de la répétition évoque celle élancée et majestueuse des colonnes sans fin de Brancusi. L’œuvre de Brancusi, grâce entre autres au concours de Marcel Duchamp était très diffusée et connue aux Etats-Unis. Et, on sait combien cette œuvre et les colonnes sans fin ont pu servir de référence aux sculpteurs minimalistes comme par exemple pour Carl André. Dès 1965, en référence à Brancusi, il réalise des assemblages de poutres horizontales, modules en bois brut massif, disposés en vagues successives dans l’espace. En 1967, Carl Andre commence à construire de grandes sculptures faites de plaques de métal standard posées au sol. « Je ne fais, dit-il, que poser la « Colonne sans fin » de Brancusi à même le sol, au lieu de la dresser vers le ciel… »2. Carl Andre a l’habitude de dire que l’idéal pour lui est une route composée d’une simple juxtaposition d’unités standards de plaques industrielles posées au sol les unes à la suite des autres.

Cette attitude appropriative d’espace par la scansion d’un module peut apparaître chez d’autres artistes minimalistes comme Donald Judd ou Sol Lewit. Dans un entretien avec Lucy Lippard, Don Judd précise: « La qualité essentielle des formes géométriques vient de ce qu’elles ne sont pas organiques, à la différence de toute autre forme dite artistique »3. Les pratiques des années 1960 en rupture avec les représentations, en défiance avec la figuration se sont souvent rejointes autour de faits picturaux, sculpturaux qui s’inscrivaient directement dans l’espace. On retrouve ces positions en France, avec un groupe comme BMPT (Buren, Mosset, Parmentier et Toroni – 1966-1967)

Dans ses peintures, le groupe BMPT marque le refus de communiquer le moindre message et s’abstient de toute émotion. La position prise et revendiquée est une répétition de motifs choisis simples, souvent géométriques qui évacuent toute volonté interprétative.

Les peintres du groupe BMPT revendiquent une répétition de motifs :

  • Daniel Buren : sur des toiles de store du commerce de 2,50 m × 2,50 m, rayées verticalement blanc/couleur, Buren recouvre de blanc les deux bandes extrêmes de la toile.
  • Olivier Mosset : sur des toiles blanches de 2,50 m × 2,50 m, Mosset peint, au centre, un cercle noir (diamètre intérieur : 4,5 cm, diamètre extérieur : 7,8 cm).
  • Michel Parmentier : sur des toiles blanches de 2,50 m × 2,50 m, Parmentier peint à la bombe des bandes horizontales, alternées gris et blanc, le blanc (en réserve) étant obtenu par le pliage horizontal de la toile avant qu’elle ne soit peinte.
  • Niele Toroni : sur des toiles blanches de 2,50 m × 2,50 m, Toroni applique des traces de pinceau no 50 à intervalles réguliers de 30 cm sur toute la surface.

Ces positions radicales seront reprises par des artistes de Support-Surface, cette génération à laquelle appartient Christian Jaccard, avec lequel il aura l’occasion d’exposer, et dont le meilleur représentant, au regard de notre thématique est Claude Viallat. Il poursuit ce signe répétitif du « Haricot » auquel il se tient toujours et renouvelle cette recherche, en variant les supports, (tentes, parasols, etc.) les mises en espaces (toiles librement accrochées dans l’espace) et maintenant en peignant sur des tissus imprimés de motifs.

Mais ces mêmes années 1960-70, sont aussi l’émergence d’une génération qui tout en se démarquant de la figuration, ne refuse pas la présence humaine et celle du geste qui manipule, fabrique et souvent inscrite dans une quête existentielle. Le représentant le plus obsessionnel dans cette façon de travailler est certainement Jean Luc Parant, qui se dénomme lui même fabricant de boules et de texte sur les yeux.

En pétrissant sans cesse la même forme, la boule noire, et en écrivant des textes sur un même thème, les yeux, Jean Luc Parant travaille un propos, toujours le même dans une vie ascétique, qui se situe entre poétique et sculpture. Il réalise des quantités de boules, des petites, des grandes pour atteindre des accumulations, des éboulements pour reprendre son expression. Son travail prend son sens dans la répétition. « Comme ses accumulations de sphères, ses textes sont en rotation, en boucles et se développent selon des répétitions avec variantes, dans une diction proche de l’incantation, de la litanie, sans reprise de souffle » 4 sans ponctuation.

« Je fais des boules pour pouvoir entrer dans mes mains et aller là où mes yeux ne vont pas, où je ne suis jamais allé avec eux, où je ne me rappelle pas avoir été visible. Pour aller là dans la matière, dans mon corps sur laterre. »5 Cette œuvre développe inlassablement une dualité poétique entre le jour et la nuit, l’infime et l’infini, les mains et les yeux, la terre et le ciel, et bien sur la vie et la mort.

C’est dans ce contexte où ces quelques exemples retracent des attitudes, des positionnements qu’apparaît le travail de Christian Jaccard.

On sait Jaccard en référence à la tradition de la peinture, de l’empreinte de la toile, du plan, et on comprend combien ces pratiques, celle de la fabrication des nœuds et ensuite celle des combustions favorisent un processus. Résultat d’une énergie accumulée pour les nœuds ou consumée pour les tableaux éphémères, c’est une pratique gestuelle, temporelle qui réalise l’œuvre.

J’ai eu le privilège de l’entendre lors d’une conférence en 19756, où il semblait embarrassé de nous faire cette confidence. Peut-être doutait-il du public à qui il confiait cet aveu, peut-être était-il lui même incertain sur cette pratique récente, dont il ne pouvait connaitre à l’époque le devenir. Sur son itinéraire, chaque matin depuis son domicile à l’imprimerie où il travaillait, ou à l’atelier, en passant derrière le facteur, il ramassait sur le sol, les ficelles. Ficelles fines en chanvre qui avaient rassemblé les lettres en paquet et que le facteur jetait négligemment sur son parcours au fur et à mesure de sa tournée. L’arrivée à l’atelier représentait chaque jour, ce nouveau défi, même et différent, la fabrication de nœuds à partir de ces ficelles. C’était ce moment où se concentrent les souvenirs de nœuds appris comme scout pendant l’enfance, jusqu’à cet instant dérobé à l’ordonnancement du monde des adultes, épargné aux obligations du travail, pour se focaliser sur la provocation que représente cette ligne de chanvre que le hasard avait fait dessiner en un signe et que sa pratique d’artiste réinterprétait en un emmaillotage. Cette manie est devenue une pratique.

Ces nouages et cordelettes tressées sont devenus des « outils », outils à impression, à empreinte, nouvel alphabet de signes, cousus, enrobés.

« J’invente, dit-il, en 1960-1970 une mise en œuvre picturale à partir de la confection “d’outils de cordelettes nouées”, empreintes sur la surface de toiles libres, parallèlement à l’appropriation du feu comme autre marqueur signifiant. Puis j’effectue de manière empirique mes premières explorations de brûlage, combustions lentes et feux jaillissants inspirés des pratiques ancestrales de l’écobuage dites cultures sur brûlis ». Ce passage du nœud au feu serait advenu lors d’une expérience dans une carrière, où il trouve de la mèche lente abandonnée. Cette mèche va lui permettre de concentrer différentes recherches de son travail, faire des nœuds, y mettre le feu, contrôler, diriger la propagation des flammes et de la combustion qui laissent une trace, une empreinte : fumée, suie, brulure. Cette action va lui permettre de provoquer la trace sans figuration et à partir d’un objet composé de nœuds fabriqués comme un outil.

« C’est parce que l’outil, dit-il, son concept puis son élaboration ont connu une évolution fantastique et incroyable au cours de l’histoire des civilisations, que je me suis interrogé sur son statut et les dérives potentielles de sa fonction. Comment l’inventer, le produire, le décliner, le dupliquer, l’intégrer dans un processus systémique, aléatoire et singulier ? Comment le transformer à partir de ses bases archaïques ?

Né de l’outil, le concept supranodal, par ses entrelacs proliférants, devient quelque chose d’essentiel depuis les années 80. Sa répétitivité compulsive implique le geste primaire en travail machinal. Sa matière d’enrobage est molle, cotonneuse, nouée et durcie. Façonné manuellement par fragment, il se matérialise par la juxtaposition/superposition de rythmes courbes sur des organes de maintien et des supports composites. Il est grand consommateur de temps. C’est ici qu’il présente un véritable intérêt dans la mesure où, au delà du faire, il pose la question principale d’une force, d’une énergie, d’une consomption du temps. « 7

C’est donc une pratique gestuelle temporelle qui réalise l’œuvre, résultat d’une énergie accumulée pour les nœuds ou consumée pour les tableaux éphémères. On découvrira, avec la présentation que nous fera Dominique De Beir les convergences avec Christian Jaccard dans le rôle d’outils qu’elle a pu fabriquer, dans le temps de la réalisation qui consacre l‘œuvre.

Toute l’œuvre est contenue dans le moment de sa réalisation, dans l’énergie déployée avec fougue, ou retenue avec patience. La répétition crée sa propre nécessité, nulle autre justification que dans ce geste repris, réitéré avec insistance. Paradoxalement, il y a une expression d’une identité et absorption de cette identité dans un évanouissement, derrière le geste. Au regard des œuvres, plus que la forme, c’est le geste qui s’impose celui qui répète, qui repère une temporalité du faire et, où les qualités de l’œuvre sont consubstantielles. Le geste répété fait trace et sens. Physique et esthétique sont contenus dans la même occurrence.

Christian Jaccard « Se demande si l’utilité voire l’absurdité de cette entreprise fastidieuse (déficitaire au demeurant) est capable de produire une plus-value de sens par ses amoncellements pêle-mêle, l’abondance de ses entassements, sa propagation endémique, dont la présence obsédante et l’action de sa diffusion est incontournable. Et pourquoi la force d’inertie de cette compilation finit-elle par infléchir la poursuite d’un désir, la nécessité de comprendre et d’évaluer le délitement, l’érosion d’un temps perdu ? »8

On a le sentiment d’être devant une autoréférentialité où l’outil justifie la trace, la trace l’énergie, et l’énergie l’existence.

Christian Jaccard a conçu l’existence d’un art « supranodal », c’est à dire de longue succession de nœuds, qu’il a défini pour le différencier de la sculpture. La sculpture se voit enlever peu à peu de la matière ; or, les œuvres que Christian Jaccard conçoit sont des ligaments qui renferment de l’énergie, métaphore d’une force étranglée dans un corps et non arrachée à lui. »9 

On peut être surpris par cette position, quand on sait Christian Jaccard si méfiant vis à vis de la représentation, quand on comprend que sa pratique donne corps à sa réalisation. La nodologie rend compte d’une pratique intellectuelle qui témoigne d’une grande souplesse de conception tridimensionnelle, d’une capacité à structurer une ligne articulée en profondeur. La question de la sculpture ne se pose pas qu’en terme d’ajouter ou de soustraire de la matière, mais respectons cette assertion, ce qui nous importe c’est la constance d’une recherche toujours recommencée qu’il a su si clairement analyser.

En résonance avec le travail de Christian Jaccard, Dominique De Beir a été invitée, elle partage avec lui cette pratique compulsive d’une action répétée et, la nécessité de se fabriquer des outils qui participent de la fabrication de l’œuvre puisque ce sont eux qui perforent, trouent la surface du papier dans une gestuelle énergique. Si Christian Jaccard interroge l’impression laissée sur la surface par l’encre, la suie ou le brulis, Dominique De Beir pose au delà de la question du dépôt laissé sur la surface, sa traversée, sa profondeur. Voilà ce qu’elle dit :

« Plus qu’un geste opérant une blessure, cette attaque radicale correspond d’abord à un exutoire calmant, une litanie agitée. Trouer signifie avant tout regarder autrement, agir dans les strates et les sensations de la profondeur. Réalisées de manière pulsionnelle, ces actions « appel d’air » envahissent et creusent la 
surface de manière éclatée, la matière se déplace et rend visible des effleurements, des grouillements, des absences. Parfois, ce sont des zones de chocs et parfois des cimetières de microbes. »10

La nécessité de fabriquer l’outil et cette question de la trouée laissée par l’outil confirment la question de la profondeur, la surface ne se fait plus plan, plus espace de dépôt ou d’impression mais obstacle à crever pour en extraire un au delà, une percée, une teinte.
Dominique De Beir évoquant l’œuvre réalisée pour une exposition «  le papier à l’œuvre » au Musée du Louvre en 2011, nous dit :
« On a le sentiment que la perforation se glisse à l’intérieur du pli, jusqu’à disparaître. Le dessin acquiert ainsi une sorte de troisième dimension, une spatialisation du plan. 
Enfin, des taches de paraffine blanche posées de manière aléatoire amènent une transparence et tentent d’affirmer à nouveau que la surface peut être éprouvée comme une profondeur. »11
(…)


« Chacune des mes actions est inextricablement liée au support. Si l’acte de perforer reste un trait distinctif de mon travail, d’autres actions sont venues aujourd’hui s’y associer: frapper, frotter, griffer, éplucher, brûler, retourner, etc… Avec ces attaques sur et dans le matériau, je cherche à quitter la surface, à l’éclater, pour tenter de débusquer son épaisseur. »12

Ce qui a motivé la mise en relation de ces deux artistes de génération différente, c’est l’engagement physique et intellectuel qu’ils partagent, dans un geste, dans une procédure qui est à l’initiative de l’œuvre, dans le temps de son action et dans la réitération de cette action.

 

1Christian Jaccard, l’épreuve du lieu – Art Absolument

media.artabsolument.com/pdf/article/27509.pdf

2Phyllis Tuchmann, entretien avec Carl Andre, Artforum, vol. 8, n°6, juin 1970, p. 51-61.

3 « The main virtue of geometric shapes is that they aren’t organic, as all art otherwise is. » (in Art in America, juillet-août 1967)

5 Ibid. Jean Luc Parant

6 propos entendu au CNAC rue Berryer à Paris lors d’une conférence tenue par Christian Jaccard et Jacques Monory en 1975.

7Christian Jaccard, l’épreuve du lieu – Art Absolumentmedia.artabsolument.com/pdf/article/27509.pdf

8 ibid.

9Mathieu François du Bertrand : Christian Jaccard, l’homme au buisson in http : //newsarttoday.tv/expo/entretien-avec-mathieu-francois-du-bertrand-et-christian-jaccard/

10 http://www.dominiquedebeir.com/

11 entretien avec Elisa Fedeli

12 ibid.