« Finir encore ». La part du geste à l’épreuve de la répétition

Élisabeth Piot

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Résumé :
Certains matériaux utilisés par Eva Hesse et par Lynda Benglis, parce qu’ils ont en commun de contenir l’aléatoire dans leur nature, parce qu’ils sont instables et rétifs à la formation, permettent à l’artiste qui répète pourtant les mêmes gestes, un renouvellement permanent des formes. Dans ces cas, la part du geste et la part du matériau mises à l’épreuve de la répétition, manifestent la temporalité du processus créatif.

Mots-clefs : Hesse, Benglis, Duras, Deleuze, répétition, arrêt, variation, processus, geste, aléatoire

Présentation de l’auteur :
Élisabeth Piot est docteur en Arts Plastiques. Sa thèse soutenue en 2013 à l’Université de Picardie Jules Verne, sous la direction de Ghislaine Vappereau, à interroger les termes de l’expérience phénoménologique propre à la sculpture par l’entremise d’un dialogue entre l’histoire de l’art, l’esthétique et sa propre expérience de sculpteur.

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Afin d’interroger les différentes temporalités à l’œuvre dans la sculpture, j’ai choisi de questionner la notion d’arrêt et de finitude dans la sculpture de Eva Hesse et de Lynda Benglis. Les deux sculpteurs utilisent majoritairement des matériaux fluides, mous ou liquides qui sont dans tout les cas rétifs à l’érection voire à la formation. Les formes qu’elles créent avec ces matériaux sont très souvent répétées, soit au sein d’une même œuvre, soit au sein d’une production en série. Ces matériaux contraignent l’artiste à une négociation constante entre la forme du projet envisagé et le caractère plus au moins automorphe de ses matériaux. Il se dégage de leurs œuvres une sorte de collaboration avec l’aléatoire, un aléatoire qui dans le cas de ces œuvres, loge dans le principe de répétition, une sorte de battement qui est va à l’encontre de la répétition du même. À l’aide de concepts développés par deux romancières : « insister » de Gertrude Stein et « gâcher le ratage » de Marguerite Duras et par celui d’un philosophe, Gilles Deleuze : « finir encore », nous verrons que dans le cas de Hesse et de Benglis, la part du geste et la part du matériau mises à l’épreuve de la répétition, remettent en question la conception d’une temporalité du processus créatif, arrêté quand l’œuvre est elle-même achevée.

Au sujet du travail de Eva Hesse, Catherine David et Corinne Diserens écrivent:

« À la littéralité plus ou moins radicale de l’anti-illusionnisme strict revendiqué par certains de ses pairs et amis, au « what you ses is what you see » de Stella, au prétendu refoulement du sujet, elle opposait la vision très romantique de la présence de l’artiste dans son œuvre; aux stratégies formelles développées par le minimalisme – géométrie, répétition, sérialité, surfaces planes-, elle substituait, en manipulant plus ou moins « compulsivement » les matériaux qu’elle paraissait s’inventer (plâtre, corde, tissu, latex et fibre de verre) et en retrouvant des gestes élémentaires (nouer, suspendre, aligner, verser, tremper) qui réduisaient au maximum les médiations instrumentales, l’expression directe d’un sujet qui viendrait comme « s’imprimer au cœur de la matière. »1.

La sculpture d’Eva Hesse témoigne d’un désir de conciliation entre le fluide et la gravité, d’une persévérance à créer quand même avec des matériaux qui sont rétifs à l’érection, voire à la formation.

Face au Laoccon (1966) ou encore à Right After (1969), on pourrait imaginer l’artiste en lutte contre le liquide : le latex qui goutte, qui peine à s’accrocher, la forme qui colle aux doigts, qui lui échappe : cette persévérance à toujours aller contre la tendance de la matière à s’informer en répondant dans l’acte du faire à une forme d’urgence pour que le geste devienne forme malgré la désinvolture du matériau.

Dans le cas d’œuvres comme Tori (1969), Sans titre (Seven Poles)(1970), ou encore Contingent (1969), le comportement des matériaux employés par Hesse inscrit dans le principe même de la répétition une sorte de battement qui semble contre la nature de la répétition du même.

Pour les Seven Poles, l’artiste choisit de présenter un ensemble de sept formes ascendantes de hauteurs variables, créées avec les mêmes matériaux : de la fibre de verre renforcée sur du polyéthylène et du fil d’aluminium. La circonférence de ces formes varie légèrement à cause de volume de l’armature en fil de fer, mais aussi à cause des différentes épaisseurs de fibre de verre résinée qui y viennent s’accrocher.

L’œuvre Tori développe la répétition de neuf formes similaires qui pourtant comportent de subtiles variations d’affaissement et de résistance du matériau replié sur lui même.

Dans le cas de ces œuvres, entre ressemblance et dissemblance, la matière manipulée, pourtant issue d’un même geste pour une même forme, impose sa charge de variations à l’œuvre. La répétition et la juxtaposition d’une forme similaire, du même motif dissemblant, sous-tendent la singularité de la partie face à l’ensemble malgré une homogénéité de formes et de traitement. Pourtant, le latex ou encore la résine permettent le géométrique et l’identique notamment quand ils sont moulés ; or on sait que c’est le geste de l’artiste qui veut ces dissonances, qui autorise ces présences distraites au sein de l’œuvre. Valérie Breuvart note à ce sujet :

« Le traitement manuel des matériaux tels que le latex ou la fibre de verre donne aux œuvres un caractère sensuel et anthropomorphique qui rend aléatoire la répétition de chaque forme. »2.

Robert Pincus-Witten utilise la formule de « sens manuel du faire » pour qualifier cette façon qu’avait Eva Hesse, je cite, d’ « imprimer sa marque » sur le matériau même quand il était question de sérialité. Il écrit : « Même dans les créations les plus sérialisées de Hesse c’était le sens manuel du faire qui avait la priorité. Dans les œuvres de Hesse, la continuité de la structure est souvent dissimulée, indiscernable en dépit de la sérialisation. Une œuvre-clé est Expended Expansion de 1969, dans laquelle l’emploi de matériaux industriels qui laissent à la main la possibilité d’imprimer sa marque – la fibre de verre et du linge à fromage caoutchouté -, autorise un certain jeu même si chacun des éléments ou écrans qui composent l’œuvre est relié aux autres. »3.

Ce « certain jeu » autorisé par le traitement des matériaux à l’œuvre établit un paradoxe qu’il convient ici de questionner. En effet, la signature de Hesse, ce « sens manuel du faire » impose à l’œuvre une « patte » qui est de l’ordre du personnel, du singulier, de l’unique et inscrit, comme je l’ai dit précédemment, une variabilité dans le principe de répétition.

Les propos qui suivent de Gertrude Stein permettent de conceptualiser cette répétition dissemblable. Elle écrit au sujet de son écriture :

« […] il ne peut y avoir répétition parce que l’essence de cette expression est l’insistance, et si vous insistez vous devez chaque fois mettre un accent et si vous mettez un accent il n’est pas possible du vivant de quiconque de mettre exactement le même accent. »4.

Si cette « insistance » dont témoigne Gertrude Stein semble pouvoir s’appliquer au travail de Hesse, c’est dans la mesure où le sculpteur laisse place dans l’œuvre à un certain automorphisme au sein d’un processus de répétition. Cet automorphisme implique que la forme répétée ne soit jamais tout à fait pareille, car elle enregistre la part du geste et la part des forces en présence pendant la formation de l’œuvre : deux variables qui témoignent de cette « impossibilité à mettre exactement le même accent ».

Le travail d’un autre écrivain, Marguerite Duras, semble être irrigué de cette même insistance, cette même propension à la répétition dissemblable. Dans les cas des romans et pièces de théâtre: Un barrage contre le pacifique (1950), L’Eden Cinéma (1977), L’Amant (1984), L’Amant de la Chine du Nord (1991), les lieux sont les mêmes, les personnages et les liens qui les réunissent font retour. D’une manière plus générale, l’auteur écrit que les femmes de ses romans sont toutes au fond les mêmes, « qu’elles découlent toutes de Lol V.Stein »5. Pourtant à chaque fois le roman, la pièce, l’œuvre en elle-même, charrie leurs différences. La fiction originelle est à chaque fois remise en jeu, risquée une nouvelle fois. Nous ne faisons pas face à des adaptations ou à des variations, mais à quelque chose de toujours différent composé d’une même matière. À ce sujet, Duras écrit :

« Écrire à côté de ce qui précède l’écrit c’est toujours le gâcher. Et il faut cependant accepter ça : gâcher le ratage c’est revenir vers un autre livre, vers un autre possible de ce même livre. »6.

En répétant les formes au sein d’un même ensemble ou d’une série, Eva Hesse travaille elle aussi « à côté de ce qui précède » pour reprendre les termes de Marguerite Duras, à côté de la pièce antérieure qui a été générée par les mêmes gestes et la même matière. Il faut à chaque fois : « gâcher le ratage » comme une remise en question des pièces précédentes, là j’utilise une formulation de Kierkeggard, comme un « ressouvenir en avant »7.

Dans le film Écrire filmé par Benoît Jaquot (INA, 1996), Marguerite Duras parle de son rapport à l’écriture, elle dit à ce sujet de qu’elle n’ a « jamais pu commencé un livre sans le terminer ». Et quand elle évoque le fait de « gâcher le ratage » quand elle se met à écrire un autre livre, elle dit que c’est comme si « on revient [ait] dans un objet consommable ».

Comme si, par ces propos, l’auteur entendait que, malgré la fixation de l’œuvre dans le livre achevé, elle s’obligeait à rouvrir ce livre achevé pour en faire un nouveau matériau, un « consommable » et revenir « vers un autre possible de ce même livre ».

De son côté, dans son interview par Cindy Nemser, Eva Hesse déclare avoir, je cite, « découvert par le biais du travail sur une pièce […] des choses qu’on ne connait pas. », qui ont laissé la possibilité à « l’œuvre elle-même de définir ou redéfinir l’étape suivante. »8. Dans cette logique, l’artiste admet dans l’acte du faire une forme d’indétermination, d’indéfini, qui permet à l’œuvre elle-même d’ouvrir la voie à « l’étape suivante ».

Ces propos de Eva Hesse mis en écho avec ceux de Marguerite Duras et de Gertrude Stein, nous montre à quel point, chaque œuvre semble contenir en elle, une sorte de germe de la suivante, comme si un fil ténu, un flux tendu passait d’œuvre en œuvre sans jamais s’arrêter.

Lynda Benglis elle aussi semble chercher à « gâcher le ratage » au sein de ses œuvres qui accueillent le principe de répétition comme partie intégrante de leurs processus de création.

Pour ces travaux réalisés entre 1966 et 1977, l’artiste apporte sur une planche de bois un mélange composé de cire, de résine et de pigment, soit au pinceau soit avec une taloche, en partant toujours du centre pour atteindre les extrémités. Couche après couche, elle ajoute de la cire à l’endroit des surépaisseurs jusqu’à créer des sortes de « paysages géologiques » qui combinent zones de vide et de pleins. Dans cette façon de recouvrir, de rajouter, de superposer le matériau et les couleurs, de repasser sur ce qui a déjà été fait, l’artiste prend à chaque couche un nouveau risque, ajoute une perturbation au cœur même de ce procédé, procédé qu’il faut pourtant savoir arrêter. La forme finale de l’œuvre dans son aspect de couches successives, de strates « géologiques », de strates de temps, concoure à induire l’idée d’une temporalité prolongée, d’un flux créateur qui irriguent chaque pièce déterminée par des gestes et des procédures similaires.

Dans la mesure où « gâcher le ratage », serait risquer la reprise, faire que ce qui a déjà tenu tienne encore, il y aurait donc une forme de continuité, de flux permanent entre les formes crées qui irait à l’encontre même du principe de finitude, du principe d’arrêt induit par l’achèvement de l’œuvre.

Cependant, un terme employé par Benglis elle-même et repris dans un article de Robert Pincus-Witten qui a fait date, semble aller contre cette idée de continuité, du flux. Il s’agit du terme : « frozen gesture » ou « geste figé ». La fixation du geste implique un arrêt, un « stop » dans le processus créateur. Cette logique de fixation dans le travail de Benglis et je songe plus particulièrement à ces environnements en mousse polyuréthane tels que Adhesive Products de 1971, renvoient surtout au processus de la matière liquide ou molle qui se fige. En effet, pour la création de ces groupes de formes caverneuses que Pincus-Witten nomme « environnements », l’artiste déverse des pots de mousse polyuréthane sur une armature de grillages recouverte de bâche plastique accrochée au mur de l’espace d’exposition. Elle enlèvera l’armature une fois les coulures de mousse figées.

Pourtant, si l’on considère ce concept de « geste figé » enregistré et retenu par la matière, sous l’angle de la mise en espace de son travail et du caractère sériel de ses environnements, il semble que cette logique de fixation contredît la dynamique créatrice qui a généré ces œuvres. En effet, ces environnements rendent compte d’un geste que l’on renouvelle, que l’on reprend, que l’on reformule, et dans le même espace, et dans un autre lieu. Il semblerait donc ici que l’énergie du geste qui crée, même arrêté, même « figé » rayonne encore dans la mise en espace de l’œuvre dans le renouvellement de chaque partie constituante. La mise en espace de l’œuvre y démentit l’arrêt du geste et le temporalise.

Le geste qui préside à ce travail est un geste qui laisse faire la matière, qui la laisse aller à ses propres tendances. Pour reprendre les termes de Maurice Fréchuret dans Le Mou et ses formes :

« Ce geste là n’est plus le geste impérieux qui impose à la nature ses diktats, qui la soumet à sa virtuosité transformante. »

Il y a en effet, dans ce travail de Benglis, une forme de dessaisissement, le geste qui crée est en fait, réduit à un geste qui accompagne la matière. Cette matière qui sort tout droit du pot semble s’exprimer en tant que matière même et c’est ici à l’espace de la galerie de devenir matériau.

Dans le cas de sa série de nœuds (Série des « Knot ») par exemple, il s’agit d’un autre espace et d’un autre temps qui est lié au temps de l’atelier, de la recherche, du questionnement, un temps non circonscrit dans un espace et une durée d’exposition. Ici la répétition est induite à l’intérieur du travail en série, chaque œuvre pourtant issue d’un même geste, celui de nouer, pouvant être isolées des autres et être autonome.

Nouer, c’est faire avec ce qui pend, c’est aussi renouveller la configuration de ce qui pend sans un autre médiateur que le matériau lui-même, c’est une sorte d’économie, un geste rapide qui porte en lui une spontanéité, un geste qui à l’air d’être aussi simple que celui de lacer ses chaussures. Paradoxalement, ce geste de nouer suppose une tenue de la forme plus durable, mais qui, en même temps, retient en elle une forme de réversibilité, comme si cette configuration n’était stabilisée que pour un certain temps. Ces noeuds résultent d’une tension entre le matériau, le geste et la forme, ils témoignent chacun à leur manière de l’implication physique de l’artiste au moment de leur création.

Nouer des plaques d’aluminium, laisser couler de la mousse polyuréthane, repasser encore et encore des couches de cire ; autant de gestes simples qui relèvent d’une forme d’économie pour limiter le caractère coercitif du geste et révéler le comportement du matériau : autant d’attitudes qui sont communément reliées à ce que l’on appelle le Process Art.

Cependant et on l’a vu, Benglis, à coup de peinture criarde, de pigments colorés et autres paillettes, brouille les frontières de cette mouvance artistique du Process Art voire les déguise, les travestis. Il ressort de son œuvre une grande liberté et une sorte de fascination des matières qu’elle utilise. Dans un entretien qu’elle donne à Seungduk Kim, il est frappant de remarquer à quel point l’artiste parle des capacités des matières qu’elles utilisent comme des éléments centraux qui font transition entre les différents travaux et guide le travail. Elle dit par exemple :

« L’idée était de partir d’un objet dense pour créer un ensemble d’images gaies. La cire brulée donnait un aspect marbré aux peintures. J’ai pensé la déverser plutôt que de l’étendre au pinceau. Mais quand je l’ai fait, j’ai compris que la cire n’était pas le matériau approprié ; alors je suis passée au latex liquide et aux pigments. J’ai coulé ce latex sur du plastique ou à même le sol que j’avais préalablement enduit de cire. C’est ainsi que s’est opérée la transition avec les peintures de cire – par le feu. […] J’ai inventé cette technique avec un nouveau genre de matériau, une mousse semi-flexible puis une mousse rigide, parce que je révais de placer ces œuvres dans des situations et circonstances diverses. »9.

Dans cette aventure de la forme, c’est le matériau qui, par le biais de l’expérimentation, guide la création de l’œuvre. Eva Hesse et Lynda Benglis ont ont commun, cette capacité à s’inventer des matériaux, à être à l’écoute de leurs capacités en ne s’enfermant pas dans un système trop rigide.

Les Tests Pieces de Eva Hesse sont bien représentatifs de cette recherche constante de nouveaux matériaux. À ce sujet, une photographie attire mon attention, il s’agit d’une vue de l’exposition « Eva Hesse : Chain Polymers » à la Fisbach Gallery de New York en 196810. Sur cette photographie, on observe un coin de la galerie où est disposé un meuble bas sur lequel sont présentées quatre œuvres de l’artiste. De droite à gauche, on observe successivement : une pièce en latex, coton et gomme : Test Piece for Repetition Nineteen II(1967), un empilement de quatre pièces vraisemblablement en étamine et colle. Un peu plus loin, on trouve une vitrine de petite taille qui réunit différentes pièces que Hesse a intitulé tests pieces. Le titre de cette vitrine contient dans son détail ce terme de Hesse ainsi que des précisions sur les matériaux qu’elle contient : Sans titre, vitrine en verre et métal : test pieces en métal et latex, plâtre, peinture, ficelle, ruban et plastiques datant de 1968.

Cette façon de redoubler en vitrine la présentation du travail appelle à une lecture de l’œuvre comme, étant composite, et nous propose une sorte de cabinet de curiosités miniaturisé où les morceaux fragiles de l’expérimentation affirment leur intérêt à être exposés. Elle atteste aussi de l’importance du travail de recherche dans l’atelier face à ces matériaux que l’on teste, que l’on met à l’épreuve.

On a cherché avec Rodin à partir des années 1950 à exposer ces travaux d’« atelier » que ce soit en mettant en valeur les plâtres (galerie Curt Valentine, mai 1954, New York), en étudiant les recherches préliminaires à la Porte de l’Enfer (Albert Elsen, 1960), en réexaminant ses figures fragmentaires et ses assemblages de plâtre ou encore les nombreuses variations sur les moulages d’une même sculpture. On se souvient des expositions au titre évocateur comme c’est le cas pour l’exposition « Rodin inconnu » au Louvre en 1960. Cette redécouverte de l’œuvre de Rodin a permis selon Léo Steinberg de capter la véritable modernité de l’œuvre de Rodin. Il écrit :

« Pour une grande part, sa pensée la plus audacieuse restait enfermée dans les placards et les sous-sols de la modeste propriété que le sculpteur avait acquise à Meudon en 1897. »11.

On pourra objecter que déjà dans le cadre de son exposition à l’Alma en 1900, Rodin de son vivant, expose une Porte de l’Enfer fragmentaire en plâtre (le fond avec des annotations pour le placement des figures au graphite) et ses « recherches » autour des figures de la Porte (les figures séparées de la Porte). En analysant cette grande exposition présentée du vivant de Rodin, on a pu voir que le fait que Rodin ait laissé sa Porte non montée c’est-à-dire le fond séparé de ses figures (le panneau des Trois Ombres semble avoir été ajouté « dans les derniers mois de l’exposition »12) signifiait qu’il considérait ses recherches pour la Porte comme un work in progress  bien « moderne ». Peut-être que ce que l’on s’accorde à considérer comme le catalyseur au génie créateur de Rodin a pu en effet, être perçue comme tel par son créateur. Cependant, il y des dissonances par rapport à cette interprétation. Dans son article sur la Porte de l’Enfer où Rosalind Krauss répond à Albert Elsen qui la critique à propos du fait qu’elle considère la Porte comme un « multiple sans original » ; l’auteur note ses propos de Judith Cladel, une proche de Rodin :

« Pour la colossale exposition Rodin de l’été 1900, La Porte de l’Enfer fut démontée afin d’en faciliter le transport. Le réassemblage, qui devait se faire au moment de l’installation, n’eût pas lieu. Judith Cladel raconte que « le jour de l’ouverture arriva avant que le maître ait pu placer sur le fronton et sur les panneaux de son monument les centaines de personnages, petits et grands, destinés à son ornementation. »13.

Pour Cladel, c’est un manque de temps qui donnerait la réponse, et non une véritable intention plastique de Rodin. Ruth Butler, note quant à elle, dans sa biographie de Rodin, que le journal de l’époque : « Le Temps (2 juin) explique que Rodin avait dû retirer la plupart des figures tridimensionnelles parce que la couleur de ses plâtres (le fond et le groupement de figures) ne correspondait pas. »14. Pour Ruth Butler, il serait donc question d’un autre temps, de celui qui aurait fait jaunir les plâtres c’est-à-dire les vingt années qui se sont écoulées entre la commande de la Porte (1880) et sa présentation à l’exposition de l’Alma (1900). À Albert Elsen de nuancer dans le catalogue de l’exposition « Rodin rediscovered » de Washington en 1981:

« Le refus de Rodin de rassembler La Porte après le premier juin 1900 vient peut-être de ce qu’il pensa que l’œuvre, telle qu’elle était, gagnait en ampleur et en unité formelle. »15.

On aura compris que ces interprétations ne trouvent pas véritablement de consensus. Mais s’il faut conclure sur le statut de l’expérimentation chez Rodin, il me semble qu’il faut le considérer à travers l’œuvre dans sa totalité et laisser à Léo Steinberg le soin de refermer cette parenthèse :

« Son vrai sujet, c’est donc l’intimité de la gestation : tous les moyens disponibles sont exploités pour fonder l’œuvre en tant que produit télescopé d’un processus. Quelles que soient les vicissitudes d’un travail en cours, elles s’inscrivent dans la forme. »16.

Mais ce que dit avant tout l’exposition de ces pièces d’atelier dans le cas de Hesse ou leur reconsidération « après coup » par la critique dans le cas de Rodin, c’est que l’œuvre naît d’un processus de recherche actif, que chaque geste participe à l’œuvre, qu’aucun test n’est anodin. Les vitrines de Hesse résument à elles seules une attitude devant la matière avec laquelle on cherche à œuvrer et montrent une forme d’humilité à bien vouloir montrer les symptômes matériels d’une attitude de recherche permanente et assidue devant la forme. Ces expérimentations « en vitrine » contredisent à elle seule une conception de la gestation d’une œuvre qui se ferait sans précédent ni succédané et nous montrent la vie intermédiaire des œuvres, disent ce moment intemporel, car continu où l’œuvre s’élabore et se poursuit, là où la matière prend forme.

On aura vu que, dans le cas de Hesse ou de Benglis, la matière élue pour sa capacité à s’autoformer impose un renouvellement du « même » d’une œuvre à l’autre que ce soit dans la cas de pièces répétées dans un ensemble ou dans le cas d’un travail en série. Roland Barthes écrit au sujet du plastique comme matière et intrinsèquement, comme qualité :

« Ainsi, plus qu’une substance, le plastique, est l’idée même de sa transformation infinie, il est, comme son nom vulgaire l’indique, l’ubiquité rendue visible ; et c’est d’ailleurs en cela qu’il est une matière miraculeuse : le miracle est toujours une conversion brusque de la nature. Le plastique reste tout imprégné de cet étonnement : il est moins objet que trace d’un mouvement. »17.

Les œuvres de Hesse et de Benglis étudiées ici, ont toutes en commun, la mise en valeur de la plasticité de leurs matériaux pour reprendre les termes de Barthes, elles semblent encore contenir en elle, la trace d’un mouvement qui les irriguent, qui leur coulent au travers. Le choix des matériaux liquides ou mous n’est pas étranger à la mise en lumière d’un flux créateur qui, lui, ne s’arrête pas, mais insiste. Gilles Deleuze écrit dans L’Épuisé :

« Il s’épuise en épuisant le possible, et inversement. Il épuise ce qui ne se réalise pas dans le possible. Il en finit avec le possible, pour « finir encore ». »18.

Ces matériaux ou ces presque matériaux utilisaient par Hesse et par Benglis parce qu’ils ont en commun d’abriter l’aléatoire dans leur nature parce qu’ils sont instables et rétifs à la formation, permettent à l’artiste qui plus ou moins compulsivement répète les mêmes gestes, un renouvellement permanent des formes. Ainsi pourrions-nous dire avec les mots de Deleuze, que ses sculpteurs ont trouvé le moyen de « finir encore » en reconfigurant à chaque fois les possibles offerts par ces matériaux et en sublimant par un geste qui accompagne plus qu’il ne dicte, discrètement, leur transformation en œuvres.

 

1 Catherine David, Corinne Diserens, « Marcher sur un fil », dans Eva Hesse, cat. expo. (Paris, Galerie nationale du Jeu de paume, 27 avril – 20 juin 1993), Paris, Éditions du Jeu de Paume/RMN, 1993, p.11

2Valérie Breuvart, « Eva Hesse. Propositions pour une grille de lecture », Pratiques. Réflexions sur l’art, n° 3/4, Presses universitaires de Rennes, Automne 1997, p.180

3Robert Pincus-Witten, « Eva Hesse : Davantage de lumière sur la transition du post-minimalisme au sublime », dans Claude Gintz (éd.), Regards sur l’art américain des années soixante, Paris, Éditions Territoires, 1991, p.131

4 Gertrude Stein, « Portraits et Répétition », Lectures in America, 1935. Cité par Barbara Rose, « ABC Art », ibid., p.78

5 « Ce que je n’ai pas dit, c’est que toutes les femmes de mes livres découlent toutes de Lol V.Stein. »,Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1987, p.36

6Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1993, p.29

7« Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais en direction opposée ; car, ce dont on a ressouvenir, a été : c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant. », Sören Kierkegaard, La Reprise, Paris, Flammarion (coll. G.F.), 1990, pp.65-66. Cité par Linda Norden, À la recherche du « ick » : savoir ce qu’on n’est pas » op.cit. à la note 1, p.27

8Ibid., p.30

9Seungduk Kim, « Liquid metal. Conversation avec Lynda Benglis », dans Frank Gautherot, Caroline Hancock, Seungduk Kim (éd.), Lynda Benglis, cat.expo. (Van Abbemuseum, Eindhoven, Pays-Bas, 20 juin-4 octobre 2009, Irish museum of modern art, Dublin, Irelande, 4 novembre 2009-24 janvier 2010, Le Consortium, centre d’art contemporain, Dijon, 2 avril-20 juin 2010), Dijon, Les Presses du réel (publication augmentée des traductions françaises), 2010, p.522

 

10« Eva Hesse: Chain Polymers », Fisbach Gallery, New York, 1968. Photographie représentée dans le catalogue Eva Hesse, op.cit. à la note 1, p.195

11Léo Steinberg, Le Retour de Rodin, Paris, Macula, 1991, p.6

12Ruth Butler, Rodin. La solitude du génie, Paris, Gallimard/Musée Rodin, 1998, p.214

13Judith Cladel. Cité parRosalind Krauss, « La sculpture contemporaine et la théorie de l’originalité.», dans Rodin et la sculpture contemporaine, compte-rendu du colloque du 11 au 15 octobre 1982, organisé par et au musée Rodin, Paris, Éditions du Musée Rodin, 1983, p.160

14Ruth Butler, op.cit. à la note 12, p.214

15Albert Elsen (éd.), Rodin Rediscovered, Washington, D.C., The National Gallery of Art, 1981. Cité par Rosalind Krauss,op.cit. à la note 13, p.160

16 Léo Steinberg, op.cit. à la note 11, p.82

17Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957. Cité par Judith Tannenbaum, « Lynda Benglis, performeuse clandestine», op. cit. à la note 9, p.511

18Gilles Deleuze, L’Épuisé, dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L’Épuisé par Gilles Deleuze, Paris, Éditions de Minuit, 1992, pp.57-58