Expériences, expositions et fragilités

Arnaud Vasseux

Résumé : Trois moments liés à trois expositions réalisées en 2005, 2012 et 2013 sont évoqués afin de rendre compte de l’inscription de la temporalité dans une approche de la sculpture et de son lieu d’exposition. Le récit articule le temps du montage où l’expérience se trouve intensifiée dans le fait d’agir non pas dans mais avec le lieu, faisant de chaque exposition un fait singulier.

Mots-clés : expérience, exposition, fragilité, temps, éphémère, lieu, matériaux, sculpture, moulage, processus

Présentation de l’auteur : Arnaud Vasseux donne une place déterminante à l’approche et à la manipulation des matériaux dans l’élaboration du sens. Préférant les matériaux qui traversent plusieurs états, il en en interroge la nature et fait advenir des formes qui combinent fragilité, instabilité et résistance. Son travail met en jeu les notions d’espace, de temps et de lieu par l’exploration des possibilités issues des techniques du moulage et de l’empreinte. Ses sculptures, le plus souvent éphémères et construites à même le lieu naissent d’une confrontation à l’espace physique, de l’exploration des lieux et de leur histoire, faisant de l’exposition un lieu d’expériences, d’hypothèses et de récits.

Site de l’artiste :  documentsdartistes.org/vasseux

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Expériences, expositions et fragilités

« Leap before you look »
Joseph Albers

Pour développer et partager ce qu’il en est de cette inscription d’une temporalité au sein de ma pratique, je souhaiterais évoquer certains moments de mon expérience qui m’ont conduit à envisager la sculpture autrement ; c’est-à-dire autrement qu’un objet stable, permanent, inerte, résistant, inoubliable, monumental ou perpétuellement déplaçable, présentable, conservable et échangeable. Les trois moments sur lesquels je souhaite revenir, évoquent la réalisation de sculptures éphémères à même le lieu d’exposition, dans le temps qui précède le vernissage, autrement appelé « le temps du montage ». De la même manière qu’on peut parler d’une place assignée à la sculpture, une place politique ou symbolique, on perçoit d’autres assignations d’ordre matérielles et d’ordre temporelles. Envisager des états de fragilité, travailler avec ce qui est fragile, c’est peut-être, en regard des conventions et des attentes vis-à-vis de la sculpture, aujourd’hui encore, une forme d’impureté. La fragilité que j’explore passe par des états limites du matériau, des interactions entre des matériaux et leur contexte, des possibilités qui se découvrent dans une manipulation où l’attention n’est pas entièrement (ou exclusivement) dirigée vers un projet mais plutôt vers ce qui arrive. Cette fragilité ne peut se réduire à la résistance physique des matériaux et c’est pourquoi le récit du montage peut aider à affirmer ce que cette notion implique en termes de gestes, de décisions, d’attitudes, d’instabilités et de risques par rapport à ce que nous comprenons lorsque nous parlons d’objets artistiques et d’exposition. Il ne sera donc pas question ici de cette fragilité qui est associée à un objet d’art en tant qu’il est rare et précieux.

L’exposition, pour moi, constitue un déplacement de l’atelier. Elle est un des lieux où se font les choses ; c’est-à-dire pas seulement où elles se fabriquent mais où elles se décident, se placent, se modifient et s’éprouvent et se confrontent. La différence avec le lieu de l’atelier tient au rapport au temps car le temps du montage est un temps compté, déterminé à l’avance et jamais extensible. Cette durée devient une mesure, une donnée et un cadre qui détermine autant qu’elle intensifie le rapport à l’expérience et à l’exposition.
Faire revient aussi à exposer des points de réserve, des oppositions à certains aspects de l’art et plus globalement à certains aspects du monde contemporain. À chaque fois que quelque chose est réalisé puis montré, se redéfinit un rapport au passé et au présent. Il y a débat, un débat entre les œuvres, moins perceptible que celui porté par les discours et les prises de paroles médiatiques.
Comme nous le savons, vivre une expérience, c’est accepter de se confronter à la durée, à l’inattendu, c’est être disposé à tâtonner, à prendre une multitude de décisions, c’est emprunter des chemins caillouteux et incertains. C’est donc petit à petit, une chose après l’autre, que j’ai envisagé les Cassables, cette série inachevée de sculptures éphémères. Rien de soudain, et, même si cela peut surprendre, ce n’est pas la prise de conscience des potentialités de la sculpture éphémère, dont l’histoire me précède largement et dont je n’ignorais pas, au moment de commencer, l’existence, qui a été le déclencheur des premiers Cassables en 2005. L’année précédente, j’avais tenté à plusieurs reprises de « mouler un souffle », de le fixer en quelque sorte en produisant des enveloppes les plus fines possible. La question que je me posais alors, c’était comment ne pas perdre dans la transition vers un matériau différent, l’air et le corps qui produit le souffle ?

Qu’est-ce qu’une expérience ?

Cette notion d’expérience prête à confusion tellement le terme est récurrent dans le champ artistique. Il semble utile d’en préciser le sens aussi bien dans le cadre de nos actions quotidiennes que celles plus spécifiquement liées à l’activité artistique.
La philosophe Joëlle Zask résume ainsi l’approche du philosophe américain John Dewey (1859 – 1952), auteur de « L’Art comme expérience »[1] (paru en 1933 aux USA).
« John Dewey exprime ainsi l’idée que, pour lui, l’expérience n’est pas un moment défini et limité ; c’est un processus à dérouler, un maillage à organiser entre des idées et certaines actions destinées à les mettre à l’épreuve, un échange fructueux entre la théorie et la pratique, entre le spirituel et le physique ; c’est une méthode à employer, quel que soit le domaine considéré (…)L’interaction entre le sujet et l’objet prend la forme d’une expérience et débouche sur une conception expérimentale de la connaissance : connaître est une activité dont la vérification dépend de l’observation des conséquences réelles qu’elle produit est dont l’effectuation dépend des changements qu’elle parvient à introduire dans les situations qui constituent son objet. »[2]

L’expérience est la réponse organisée à une brèche produite au sein du continuum de nos existences par un trouble, un doute, une désorientation. Les vérifications ont toujours une validité provisoire puisqu’il s’agit d’une suite d’opérations. Mais l’expérience n’est accomplie que si elle vient de soi (c’est mon initiative), que si elle est organisée et réalisée par soi, et pour soi (je perçois les conséquences de ce que je fais et suis affecté par elles). L’expérience intensifie notre vécu. Il y va donc de l’unicité d’une expérience qui à mon avis concerne au plus près la pratique de l’exposition. Quelque chose se joue pour une fois en un lieu. Rien ne nous garantit que l’expérience puisse se jouer exactement de la même façon dans un lieu géographique différent qui implique des interlocuteurs différents.

Revenant sur certaines sculptures et expositions réalisées depuis 2005, il s’agira de voir comment le temps peut contribuer, pour chacune, au processus de réalisation. Ces objets pourront apparaître comme autant de formes du temps, la matière enregistrant des moments grâce à la combinaison du geste réitéré et du dispositif et de l’exposition.
La sculpture habite un espace commun au spectateur, au même moment que lui, de manière simultanée et dans le même lieu que lui. Mais est-il aisé de percevoir le temps dans la sculpture ? Qu’en est-il du temps dans ces objets figés ? Est-ce uniquement celui de leur genèse ?
Vladimir Jankélévitch nous rappelle que « c’est dans le temps que je cherche ce qu’est le temps »[3]. Pas de position de surplomb possible. Le temps comme l’espace, comme le mouvement ; le temps est notre condition.

Arnaud Vasseux, Cassables, 2005

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Cassables (Lorette)
2005
Plâtre non armé, encre de chine, pigments
320 x 205 x 160 cm chaque élément
© Arnaud Vasseux

Marseille, ateliers de Lorette en mai 2005

Voici brièvement le contexte de cette exposition. Les Ateliers de Lorette sont hébergés au sein d’une ancienne fabrique reconvertie par la Ville en ateliers d’artistes. Le bâtiment se situe dans le quartier du Panier près du Vieux port et face à la place de Lorette, une petite place souvent très animée où jouent les enfants et les jeunes du quartier. L’espace d’exposition se trouve à un étage élevé et bénéficie d’une bonne luminosité grâce aux rayons directs, d’autant plus à cette saison.

J’avais carte blanche. D’emblée, je dois dire que je ne souhaitais ni envahir l’espace ni investir les surfaces aménagées et destinées aux accrochages. D’une certaine manière, il m’est apparu très vite que cet espace intérieur envisagé comme un lieu clos, regardant les portes fermées des ateliers voisins, ne m’intéressait pas. C’était dans sa relation au dehors, à tout ce qui venait et montait du dehors, par les ouvertures, que se définissait, pour moi, le mieux l’espace. Il s’agissait donc de tourner le dos à l’espace intérieur, aux espaces fermés (privés) et accueillir un plus grand espace. En face de chacune des fenêtres de l’atelier, j’ai donc conçu trois moules souples avec des bâches en polyéthylène tissé, ces fameuses bâches bleues et vertes que l’on voit partout.
À partir d’un petit test effectué à l’atelier auparavant, j’avais pu observer, en projetant du plâtre sur un ballon de baudruche, que les gouttelettes de plâtre éjectées sur les côtés s’aggloméraient aussi sur les bâches en plastique, qui servaient à protéger l’espace autour. Au terme de la projection, il s’était constitué de très fines feuilles verticales – de 2 à 3 mm d’épaisseur – plus solide que ce que j’imaginais en les voyant et en les décollant délicatement. Ces plaques, malgré leur poids, tenaient au plastique sans appui au sol. Je n’en savais pas plus, et cette simple observation avait suffi pour que naisse l’intuition du projet d’exposition : envisager la construction de grandes boîtes ou caisses ouvertes, ressemblant à l’espace de protection conçu rapidement à l’atelier. Après une maquette bricolée avec un morceau de bâche placé dans un vieux carton découpé, je me lançais dans cette expérience sans visée préalable de résolution. C’est le risque d’improviser à échelle 1, le risque que cela ne fonctionne ni techniquement, ni artistiquement. La maquette d’à peine 30 cm de haut ne pouvait rien annoncer de ce qui m’attendrait sur place. Par ailleurs, les proportions envisagées pour chaque volume dépassaient les dimensions des plus grandes ouvertures, et du fait du procédé choisi, il serait nécessaire de les détruire au terme de l’exposition. Pour cette raison et d’autres encore, je leur donnais donc le nom de Cassables.

Que s’est-il passé au juste ? J’insiste sur certains détails techniques afin de mieux apprécier ce qui m’est apparu et qui a été accueilli, recueilli dans ces sculptures.
Chaque construction était érigée sur des tréteaux afin de les hisser vers chacune des fenêtres. Des cordes traversaient l’espace sur lesquelles étaient suspendues les bâches en polyéthylène afin de constituer la forme des moules. Pour identifier chaque passage de plâtre projeté, je teintais aléatoirement l’eau de gâchage par quelques gouttes d’encre de chine. Chaque sculpture comportait ainsi des sortes de strates ou de bandes teintées qui devenaient pour moi des marqueurs, des repères pour indiquer le nombre des passages (de plâtre projeté). Le plâtre n’étant pas armé, cela a joué dans ce qui est arrivé au fur et à mesure que la construction progressait : des mouvements et des courbes sont apparus en formant de nouveaux plis et en exerçant une tension de plus en plus forte sur les bâches et les cordes qui les retenaient. Ces tensions internes provoquaient chaque jour des fissures qui semblaient mettre l’ouvrage en péril. Les volumes se faisaient convexes comme si l’air de l’extérieur les gonflait. La forme de chaque sculpture évoluait lentement tout au long de la projection pendant plusieurs jours et malgré la dureté du plâtre solidifié. Je découvrais que le matériau combinait dans un état limite, la ductilité (capacité à se déformer), ou la plasticité et une fragilité évidente. En travaillant ainsi le plâtre, non armé et à de très fines épaisseurs, le phénomène de poussée inhérent aux propriétés du matériau lorsqu’il prend, devient visible. Cette force accentue le mouvement des plis et des reliefs, les modifie quasi imperceptiblement.
En plus de la lumière qu’elles accueillaient, ces sculptures enregistraient des phénomènes simultanés : il y a d’abord la texture de la bâche qui s’imprime avec un maximum de précision, la force de la projection, qui se combine avec la poussée du plâtre auquel s’ajoute l’effet du poids du plâtre encore chargé d’eau qui modifie les aplombs, provoquant parfois des fissures, des points de rupture potentiels. Tous ces phénomènes interagissent et engendrent une forme imprévue qui se façonne elle-même dans la durée ; il s’agit donc aussi d’une forme et d’un ouvrage du temps. La dimension temporelle de la sculpture ici se manifeste, non seulement dans le caractère éphémère de la proposition, des interactions provisoires engendrées par elles avec l’extérieur (air, lumière, voix, sons) mais aussi dans le matériau et le procédé choisit pour l’employer. Car il s’agit bien d’enregistrement quasiment au sens photographique. L’empreinte ici réunit ce qui d’habitude se distingue dans l’opération du moulage : le négatif et le positif se confondent. Comment parler de l’un sans évoquer les effets produits sur l’autre ? Même si la bâche (à la fois moule et objet moulé) est retirée, le matériau (le plâtre) employé de cette façon se moule lui-même.
Ce qui se révèle en épaisseur et en surface provient autant de l’intérieur du matériau que du contact et des caractéristiques du moule (souple et déformable), produisant ainsi de nouvelles relations entre les volumes et l’espace. Le matériau, dans ces circonstances, agit, en faisant pression sur le moule et prolonge sa prise de forme tout au long du processus en se déformant par lui-même et en défaisant la reproduction, la représentation initiale des bâches suspendues, c’est-à-dire leur forme avant l’ajout du matériau de moulage.
On voit clairement que le moulage constitue une « ouverture technique », on perçoit sa « valeur d’expérimentation ouverte ». L’empreinte, toute empreinte, produit quelque chose ne serait-ce que parce qu’elle renverse la ressemblance. Elle dévoile autant qu’elle défigure. Elle produit de l’imprévisible au contact du réel. On pourrait ici, en s’opposant à la simplicité apparente du procédé, suggérer une histoire des contre-formes, des formes négatives, des matrices, une histoire des espaces entre les choses.

Confrontée aux publics, par ces visibilités que sont les œuvres, l’exposition reste, continue d’être une question. La portée d’une exposition se mesure aujourd’hui aussi dans la manière dont se conduit le processus qui en a permis l’accomplissement.
Une exposition est à la fois l’hypothèse de ce que vous aimeriez voir et qui n’existe pas encore et une mise à l’épreuve d’une certaine idée de l’art.

Casser

L’expérience des Cassable à Lorette impliquait une destruction. Il fallait casser, briser. Par la suite, je me suis retrouvé souvent à produire ce geste de casser ; casser ce qui avait été parfois éprouvant et long à faire.

Arnaud Vasseux, Tanneries d’Amilly

Moulage prolongé (Tanneries d’Amilly)
2012
Plâtre renforcé
2800 x 40 x 40 cm
© Arnaud Vasseux

Je voudrais maintenant évoquer une autre étape qui a eu lieu d’avril à septembre 2012, aux Tanneries d’Amilly, suite à l’invitation de l’association Agart. Il s’agissait d’une exposition collective avec les artistes Claire-Jeanne Jézequel et Pierre Tual.

D’abord, découvrant le lieu à l’automne précédent, il y a la surprise de ce vaste espace industriel composé d’un seul plateau de plain-pied de 1500 m2, un bâtiment industriel usagé totalement ouvert à l’extérieur. Il ne restait aucune vitre ni aucune porte. De telles dimensions permettaient des intensités poétiques du lointain au proche que je n’avais encore jamais pu expérimenter. Il ne pouvait s’agir de l’occuper par des grands volumes, les dimensions du lieu dictant l’ampleur de la réalisation. Néanmoins, un tel espace avait l’avantage de faciliter le choix de la place de chacun.

Le bâtiment principal est une ancienne tannerie qui a cessé son activité 20 ans auparavant. Depuis il a servi de lieu de stockage pour différentes entreprises mais ce qui visible dans sa nudité altérée, c’est sa fonctionnalité la plus ancienne : la tannerie. Elle se manifeste singulièrement par l’alignement des bassins qui servaient au lavage des peaux. Le système d’alimentation en eaux et d’évacuation nécessitait la proximité d’une rivière. C’est le cas ici avec les deux bras du Loing qui enserre la vaste portion de terrain où se dresse le bâtiment. Ce type d’activité industrielle était très fréquent notamment dans la grande commune voisine, Montargis, célèbre entre autres pour ces canaux et ces anciennes fabriques.
Aux Tanneries, certains bassins contenaient d’ailleurs de l’eau car le système d’alimentation n’était plus étanche, et le niveau d’eau fluctuait au gré des saisons. Mais en fait, l’eau s’infiltrait partout et pas seulement dans les bassins. Il pleuvait dans le bâtiment à certains endroits du fait de la mauvaise étanchéité de la terrasse au-dessus mais, de toute façon, la pluie pénétrait aussi par les nombreuses ouvertures (les encadrements de portes et de fenêtres).
Très vite déambulant au hasard, passant de ce quasi-intérieur à l’extérieur, me sont revenues les images des films de Tarkovski. L’eau y est partout présente comme vecteur de la mémoire et de l’oubli. L’eau accompagne la vie de chaque personnage. Dans Nostalghia[4], un poète fou vit seul dans une maison, une presque-ruine, au toit troué. L’eau tombe dans une multitude de récipients trouvés ou fabriqués, comme cette bâche transparente tendue au-dessus du sol et prête à rompre. L’eau habite autant que le personnage cet espace ; elle n’est pas que substance, elle un personnage du film qui prend le dessus sur les lieux. On pourrait parler d’espaces aqueux à propos des lieux choisis par Tarkovski. Aux Tanneries, l’eau contribue fortement à dégrader le bâtiment. À cette époque, il était déjà question de transformer cette friche en un complexe culturel et artistique. Un concours était lancé et un projet de rénovation devait démarrer au terme de l’exposition. Cette situation de ruine aller donc s’achever. (Le centre d’art des Tanneries d’Amilly a ouvert ses portes en septembre 2016). Il n’y a donc pas d’objet figé, même lorsqu’il s’agit d’architecture. Même les « lieux de mémoire » changent.
Mon intention était de coller à la matérialité dégradée, à ce qui persistait aussi bien qu’à ce qui s’effritait. Cela résonnait avec les Cassables. Je voulais saisir le passé, ce qu’il avait de muet, à travers le présent. Pas celui, spécifique, aux Tanneries, mais celui, plus global, de ces nombreux bâtiments industriels construits au début ou au milieu du 20e siècle. Ça passait par le geste, le geste répétitif. Un geste laborieux mais pas forcément visible au sens de représenté, mais plutôt présent sous le mode de l’indice, de la trace, dans un écart qui signifie une perte, une part d’oubli. Dans la phase d’élaboration, je suis passé par des moments volontaires et involontaires de reconstruction imaginaire de ce passé ouvrier où j’imaginais l’emplacement des machines, des grands cylindres, de l’odeur omniprésente à l’intérieur comme aux abords. Dans ce territoire pluvieux, je pensais « humidité » « porosité » ou « échanges ou infiltrations ». De l’eau, justement il m’en fallait pour le plâtre qui passe lui aussi par cette phase liquide. L’eau constituait donc un matériau commun au site. Je ne souhaite pas une approche purement optique ; un Cassable peut aussi amener à une écoute, à sentir les courants d’air, le froid ou la chaleur. Il y a une sédimentation du lieu, des traces de son activité passée. Le lieu peut être un partenaire mais il peut être un piège aussi. Les cadres ressurgissent parfois très vite. Il ne s’agit pour moi d’In Situ. Je ne suis pas dans le lieu, mais avec lui. La sculpture autant que moi coexistons. Il s’agit « d’être à l’espace » selon la belle formule de Merleau-Ponty. Il ne s’agissait toujours pas d’occuper l’espace mais de le rendre à lui-même tout en y ajoutant des gestes et des choses en se préoccupant du vide, du volume de ce vide et des espaces entre les choses présentes et ajoutées.

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Moulage prolongé (Tanneries d’Amilly)
2012
Plâtre renforcé
2800 x 40 x 40 cm
© Arnaud Vasseux

Arnaud Vasseux, Tanneries d’Amilly

BAC ABC (Tanneries d’Amilly)
2012
eau, fluoresceine
Réalisé avec le soutien de la région Centre et de la ville d’Amilly
© Arnaud Vasseux

Pour prendre un appui, j’ai repris une des dimensions des colonnes qui rythment la longueur du vaste plateau. Il s’agit d’un tube carré horizontal qui s’étend du seuil ouest du bâtiment jusqu’au premier bac. Le tube est visuellement connecté au bassin que j’ai rempli d’une eau chargée de Fluorescéine – un pigment puissant et non polluant que l’on utilise en médecine mais aussi en géologie et en spéléologie. Il permet justement de trouver les connexions entre les voies d’eau. De fait, le tube s’interpose aux visiteurs dans le passage qu’appelle la grande ouverture latérale qui est aussi dans l’axe de l’entrée. Il était possible de se baisser pour passer en dessous du tube, ou de le contourner en le longeant sur toute la longueur ou en partant dans l’autre sens vers les œuvres de Claire-Jeanne Jézéquel. Le tube n’a pas été préfabriqué puis implanté. Il a été construit à cet emplacement précis où le public le découvrait. Il est fait à partir d’un module de la longueur de mon bras. Cette section (imaginaire) de colonne servait de moule (il avait bien fallu à l’origine construire un moule pour chaque pilier de cette architecture). Ce petit moule a été déplacé au fur et à mesure si bien que la dimension du module correspond au geste qui rend possible/probable la réalisation du tuilage (la jonction de la partie réalisée à la suivante à venir). Au-delà de cette dimension (celle d’un bras), je ne suis pas certain de la validité de la liaison et les modules peuvent se détacher les uns des autres. Le tube s’étire à l’horizontal mais comme le sol est incliné, sa hauteur varie au cours de notre déplacement. Il est le plus souvent à la hauteur moyenne de la tête. Seule l’extrémité placée au seuil du bâtiment permet d’en voir l’intérieur, un creux comme un tunnel qui semble beaucoup plus profond et plus long que sa dimension réelle.

Des micros mouvements apparaissaient tout au long de la fabrication et ensuite, après la réalisation, pendant le temps prolongé du séchage. De nouvelles fissures se formaient chaque jour. Le risque de chute était palpable, il envahissait tout l’espace. Au bout de trois semaines, on développe une sorte d’acuité qui vous rend attentif à ces micros évolutions de la matière. C’est peut-être aussi dans cette perception du micro, du grain, que l’espace s’éprouve, pas seulement dans une vision éloignée (de recul ou de maîtrise) d’un objet entier, complet. À la spatialité du geste (par la répétition et par le déplacement) se combinait le risque probable de chute, d’effondrement induisant des conditions d’incertitudes sur le plan de la perception. On ne voit pas du même œil un objet qui menace de s’effondrer.

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Sans titre (plaque)
2012
Plâtre renforcé, oxyde de fer naturel
360 x 150 x 3 cm
© Arnaud Vasseux

Une seconde intervention plus discrète était placée derrière le tube dans un joint creux du bâti. Ces écarts divisaient tout le bâtiment en 3 parties. Curieusement, ils étaient laissés vides ; l’eau et le vent s’y infiltraient. La plaque est en plâtre armée et teintée à l’oxyde de fer. Elle est légèrement moins épaisse que le creux. Elle est glissée comme une feuille de papier entre 2 pierres. Je m’attendais à ce que l’eau tombant de la terrasse l’altère progressivement. Quelques mois plus tard, j’ai observé que la tranche supérieure de la plaque était sculptée par les gouttes de pluie. Elle s’est chargée d’eau également par le sol humide ; de grandes auréoles sont apparues et certaines zones ont été recouvertes en surface par la mousse au fil des mois.
S’il y a conscience du temps, ce n’est pas seulement la conscience de son temps de vie humaine. Il y a différents rythmes qui travaillent les lieux. Une friche ne restera pas toujours une Friche. Une maison vide depuis des années est à nouveau habitée ou bien est détruite à la faveur d’un autre projet de construction.

Inventer sa temporalité

La sculpture agit dans le lieu comme une surface sensible ; elle se modifie au contact des circonstances, des intempéries, de la durée, du passage d’une saison à l’autre, éventuellement des chocs, des accidents. Du coup la sculpture devient un partenaire actif de la perception. Est-ce que sa fragilité est un mode de résistance à la force du lieu, à sa charge ? Agit-elle comme un révélateur ponctuel ? Ou comme un marqueur temporel ?

Effondrement

Continuum, murmure, (Cassables #3 et #4), Kerguéhennec 2013

Continuum, murmure, (Cassables #3 et #4), Kerguéhennec
2013

Continuum, murmure, (Cassables #4), Kerguéhennec
2013
Plâtre, pigment, filet synthétique
130 x 130 x 280 cm
© Arnaud Vasseux[/caption]

Arnaud Vasseux, vue d'exposition, domaine de Kerguéhennec

Continuum, murmure, (Cassables #3), Kerguéhennec
2013
Plâtre, pigment, filet synthétique
280 x 150 x 130 cm
© Arnaud Vasseux

« Plus tard, les signes, certains signes. Les signes me disent quelque chose. J’en ferais bien, mais un signe, c’est aussi un signal d’arrêt. Or en ce temps je garde un autre désir, un par-dessus tous les autres. Je voudrais un continuum. Un continuum comme un murmure, qui ne finit pas, semblable à la vie, qui est ce qui nous continue, plus important que toute qualité. Impossible de dessiner comme si ce continuum n’existait pas. C’est lui qu’il faut rendre. Échecs. Échecs. Essais. Échecs. »[5]

Quatre Cassables construits dans la plus grande pièce des écuries du domaine de Kerguéhennec. Une seule intuition et un même texte comme un double motif.
Les deux termes continuum et murmure extraits pour leur qualité temporelle et spatiale. Le murmure est un son autant qu’un espace. Et il y a ces quatre voyelles identiques comme pour affirmer la gémellité des mots. Le U, un espace minimum comme point de départ pour aborder l’enfilade des pièces de cet espace qui mêle traces du passé et aménagements contemporains. Déjà, les époques s’entrechoquent, entrent en tension dans la matérialité du lieu, visible sur toutes les surfaces. Ces voyelles, ces quatre formes ouvertes, je les fabrique d’abord en papier et les manipule dans tous les sens. Puis plus rien jusqu’au premier jour de montage. Je découvre pour la première fois l’espace d’exposition entièrement vide à l’exception de grands panneaux de mélaminé qui attendent, appuyées les uns contre les autres sur le plus long mur. Ils serviront à constituer les moules. C’est là qu’intervient une part d’improvisation : être attentif à chaque instant aux divers appuis, aux possibilités et aux points de contact avec le lieu considéré dans son épaisseur. Un moule est posé une fois pour toutes. Pas de déplacements ou d’ajustements possibles une fois le plâtre projeté. J’envisage chaque coin de cette grande salle et surtout les plus ingrats, ceux que j’imagine les moins fréquentés parce que trop près de l’entrée ou dans un coin mal éclairé. Les quatre moules trouvent leur place dans des orientations distinctes. Les « U » sont tournés renversés comme les différentes postures d’un même corps. Pour deux d’entre eux, les difficultés techniques de réalisation obligent à une attention spéciale. Afin de laisser sécher davantage le plâtre, il était nécessaire de retirer les moules au dernier moment, soit la matinée du jour même du vernissage, ce qui ajoutait inévitablement une pression supplémentaire.

Démoulage / Les démouleurs

Le moment du démoulage me restera longtemps en mémoire. Il fallait être assez nombreux – ce qui était très inhabituel car j’ai pris l’habitude de le faire seul – pour manipuler avec le plus de délicatesse possible chaque partie à retirer des moules. La tension était palpable dans l’atmosphère et le dernier Cassable exigeait d’inventer un accompagnement, une suite de gestes, des temps d’arrêt, dans une chute inévitable. Mais je ne voulais pas que cette chute soit le fait d’un démoulage négligé qui aurait modifié les tensions et fragilités en jeux, ou qui aurait manifesté une intervention extérieure. Personne ne pouvait prévoir la forme qu’allait prendre cet effondrement.

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Vues du montage de l’exposition « Continuum, murmure »
Domaine de Kerguéhennec
Avril 2013
© Joëlle Zask

Je voudrais vous montrer cette série d’images prises par Joëlle Zask dont je cite l’extrait du texte qu’elle a consacré à cette exposition :
« J’en arrive à l’un des points qui me semblent importants : un certain nombre de pièces dans l’exposition imposent, en raison de la prise qu’elles offrent ostensiblement à la destruction, que nous y fassions attention. Au lieu d’assister impuissant au spectacle de la fragilité, nous éprouvons une responsabilité non seulement de protection, mais aussi, à terme, de ne pas fragiliser, voire de lutter contre les processus de fragilisation. On peut ici sauter avec soulagement et sans risque du registre de l’art au registre social, et inversement. C’est assez inhabituel : car notre fonctionnement social porte autant à la consécration/surprotection de l’art patrimonialisé ou en voie de l’être qu’à la fragilisation éhontée de masses de personnes humaines.
Ici, le lien est fait. La protection, comme en témoigne à sa façon le train de photos que j’ai prises du démoulage de deux Cassables, devient une affaire publique, court-circuitant la fragilité. Entre mouvements d’éloignement et de rapprochement qui évoquent une chorégraphie, moments de réflexion intense, ajustement et coordination des gestes, coopération volontaire, but commun, les démouleurs forment une microsociété ponctuellement idéale.
Les défauts de l’attention sont bien connus. Il y a la distraction qui dispose à l’accident, la négligence qui dispense de tenir compte de l’environnement, certaines attitudes de déni qui sont plus offensives, allant de l’acte manqué à la volonté de ne pas voir. Il faudrait des livres entiers pour décrire ces diverses attitudes.
À l’inverse, faire attention dispose à être attentif. Et ce de deux manières — que je vais aborder tour à tour : disponibilité d’une part, observation de l’autre.
Pour commencer, la recherche d’un état propice à rendre notre faculté de percevoir disponible à ce qui arrive de manière à ce qu’elle soit libérée, aiguisée, intensifiée, n’est pas un détail dans l’histoire de l’art. Par exemple, les artistes qui exerçaient au Black Mountain College considéraient qu’enseigner l’art commence par apprendre aux étudiants à « faire attention à tout ce qui se passe », ne rien négliger, ne rien laisser passer ; être prêt, comme le savant à la paillasse, à capter le moindre détail, à tirer profit de la moindre occasion, à noter le moindre événement. Pour y parvenir il faut d’abord sortir hors de soi. Afin d’échapper à ce que Emerson appelait « le piège de la conscience », il est nécessaire de mettre en sourdine les habitudes, les manières ancrées de regarder, de juger, d’évaluer. Il faut réformer ses sens, se mettre en flottaison, s’ouvrir à ce qui arrive, tendre l’oreille sans but, tendre l’œil indépendamment de toute utilité visuelle, se mettre en éveil, en arrêt ; avoir pour but de « supprimer les buts » disait Cage. Comme le faisait remarquer Serra, de cette manière, on devient plus apte à inventer, au moins en partie, notre propre expérience face aux choses qui adviennent ou, plus exactement, face aux perceptions que nous formons à l’occasion de notre rencontre factuelle avec elles. Faire attention est en même temps laisser entrer les perceptions dans la conscience et réaménager sa subjectivité afin de leur faire de la place et les intégrer. Joseph Albers et John Cage souhaitaient ainsi « ouvrir les yeux » (« open eyes »), et aussi les oreilles ; « Quelle que soit la direction, le chemin », écrit Cage, « tout passe par la décision de se dévouer, de faire attention à tout ce qui est extérieur à soi-même, de s’abandonner. »[6]

Comme on l’entend ici dans cet extrait, l’instabilité perceptible des sculptures active l’attention du spectateur autrement sans qu’il soit pour autant astreint ou orienté.
C’est une manière différente de solliciter le visiteur. Reprenant et déplaçant la réflexion de Julie Perrin – chercheuse en danse – on pourrait émette l’hypothèse qu’ici avec ces Cassables « s’invente un régime d’attention », c’est-à-dire « une façon dont l’œuvre mobilise un mode d’attention particulier. »[7]

Continuum, murmure, (Cassables #3 et #4), Kerguéhennec 2013 Plâtre, pigment, filet synthétique 280 x 150 x 130 cm 130 x 130 x 280 cm © Arnaud Vasseux

Continuum, murmure, (Cassables #3 et #4), Kerguéhennec
2013
Plâtre, pigment, filet synthétique
280 x 150 x 130 cm
130 x 130 x 280 cm
© Arnaud Vasseux


[1] John Dewey. L’art comme expérience. Folio, poche, 2010
[2] Joëlle Zask. Introduction à John Dewey, La Découverte, 2015, p.48
[3] Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz. Quelque part dans l’inachevé. Gallimard, 1978, p.26
[4] Andreï Tarkovski. Nostalghia. 1983. Production : RAI.
[5] Henri Michaux. Emergences Résurgences. Genève, Skira, Les Sentiers de la création, 1972, p. 13.
[6] In Arnaud Vasseux – Continuum, murmure. Domaine de Kerguéhennec. 2013. Textes de Corine Pencenat et de Joëlle Zask, p. 16
[7] Julie Perrin, Cinq essais sur la spatialité en danse, les presses du réel, 2012, p.20