L’œuvre éphémère ou l’expérience de l’inapparent. Autour de la phénoménologie et de Robert Irwin.

Charlotte Beaufort

Résumé : Les machines auto-détruites de Tinguely ne s’évoquent que rétrospectivement. Dans mes travaux avec la lumière, l’apparition de la couleur m’est apparue comme intervallaire et relevant de ce que Heidegger a décrit comme une phénoménologie de l’inapparent, indissociable d’un rapport à la lumière et au temps—conditions inapparentes de l’apparition. Cet article décrit comment Robert Irwin, lecteur de Husserl et partisan d’un « art conditionnel », n’a cessé de méditer, de théoriser et de créer ces conditions inapparentes et éphémères de l’apparition—jusqu’à la disparition de l’objet, jusqu’au « jardinage phénoménologique ».

Mots-clefs : Art, lumière, perception, Robert Irwin, temps, phénoménologie, jardin, inapparent
Présentation de l’auteur : Artiste plasticienne et Maître de conférences en Arts à l’Université de Picardie Jules Verne à Amiens, Charlotte Beaufort développe ses recherches plastiques et théoriques autour d’un « art du phénomène ». Elle a dirigé deux ouvrages, La lumière dans l’art depuis 1950 (2009) et Ambivalences de la lumière (2016). Un troisième ouvrage Transparence/Transparaître est en préparation pour 2020.

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L’œuvre éphémère ou l’expérience de l’inapparent. Autour de la phénoménologie et de Robert Irwin.

« It was something new » : paradoxe de l’expérience esthétique ?

Œuvres éphémères, détruites ou passées, expérience du temps accomplie, tout ceci ne peut qu’évoquer l’œuvre pionnière de Jean Tinguely, Hommage à New York, qui, selon la formule consacrée, s’ « autodétruisit » au MoMA le 18 mars 1960. Dans le montage des quelques images filmées qui nous restent de cet événement et que l’on peut trouver sur internet, figurent quelques réactions de personnes présentes. Un homme enthousiaste—artiste ou critique, il parle avec autorité—déclare que c’est ce qu’il a vu de plus enthousiasmant de toute la saison à New York. Quand on lui demande pourquoi, il répond d’une formule qu’on pourrait décrire comme typiquement moderniste : « It was something new ».

Mais si l’accent mis sur la valeur esthétique de la nouveauté en tant que telle est du registre, pour ainsi dire classique, des avant-gardes, on ne peut s’empêcher de souligner ce paradoxe que, dans l’immédiat après-coup de la présentation de l’Hommage à New York—c’est-à-dire à un moment où on n’en est pas encore à prendre une distance historique sur l’événement—, les conditions d’existence de l’œuvre, réduites finalement au moment de son autodestruction, imposent d’emblée au spectateur d’en parler au passé. « It was something new », puisque l’événement est terminé et que l’objet n’est plus là pour qu’on puisse en parler au présent. En fait, alors que la modernité et le modernisme ont toujours plutôt valorisé le présent et l’avenir, Hommage à New York est une œuvre « neuve » (et moderne) dont, paradoxalement, il n’aura jamais été possible de parler autrement qu’au passé.

Ce paradoxe est-il de nature à nous faire reconsidérer ce qui est neuf ? À nous inciter à redéfinir ce qu’il convient de considérer comme neuf dans une œuvre d’art ? A fortiori dans une sculpture ou une installation tridimensionnelle dont la définition usuelle renvoie plutôt à un objet le plus souvent fixe, solide et lourd ? Il me semble que dans l’exemple d’Hommage à New York plusieurs choses s’articulent qui en font un bon exemple des divers aspects de ces questions.

D’abord, l’objet-sculpture fini et exposé qui relèverait de la définition usuelle de l’œuvre d’art et dont il serait possible de parler au présent en sa présence, n’est plus d’actualité. Ensuite, il découle du principe de son autodestruction, érigée par Tinguely en spectacle artistique, que l’œuvre se réduit à un moment—la durée de l’autodestruction—et que de ce moment, on peut éventuellement garder des traces mnésiques ou documentaires (photos, films, témoignages enregistrés ou écrits) ; et en même temps cette œuvre ne relève pas des arts du spectacle ou de la performance, parce que l’attention est bien focalisée sur l’objet s’autodétruisant, et non sur l’action de l’artiste qui ne consiste ici qu’à lancer un processus autonome.
Enfin, il apparaît que l’unique projet de cette œuvre néanmoins plastique est bien de laisser ces traces dans l’expérience, puis dans la mémoire des spectateurs présents.

« It was something new » pourrait donc signifier plus généralement quelque chose de la contradiction temporelle de l’expérience esthétique, dont il ne serait possible de parler qu’au passé—y compris lorsqu’il s’agit de l’expérience moderne du nouveau. Et ce alors même qu’elle relèverait, en contexte moderniste, de l’expérience du nouveau—et que ce qui est le plus généralement valorisé en elle, relève plutôt du présent de l’expérience.

Il y a, me semble-t-il, dans cette espèce de contradiction performative imposée par le dispositif autodestructeur de Tinguely, à savoir cette impossibilité de parler du neuf au présent, un indice des contradictions—ou des complexités—temporelles, auxquelles nous réduit la nécessité de parler de l’expérience esthétique d’un objet unique—fût-il autodestructible ou non.

En particulier, il me semble que le hiatus temporel souligné par cet énoncé paradoxal (« it was something new »), prononcé sur les restes encore fumants d’Hommage à New York, pointe en fait quelque chose qui ne se situe pas seulement au cœur du discours sur l’expérience esthétique—discours qui, lui, est nécessairement prononcé dans l’après-coup—mais quelque chose d’autre, bien avant cela, et qui est au cœur de la temporalité esthétique, à savoir, la question de notre rapport au phénomène.

Couleur, lenteur et temporalité

Je souhaiterais développer cette question phénoménologique et l’illustrer de quelques exemples de l’œuvre de Robert Irwin. Toutefois, ces interrogations ne sont pas sans rapport avec une réflexion personnelle. C’est pourquoi, à ce stade, il me paraît utile, pour clarifier mon propos, d’indiquer brièvement en quoi cette question de la temporalité et du phénomène a un rapport étroit avec une pratique qui est la mienne—dont la lumière est le matériau et que j’ai axée sur l’expérience de la couleur et de la lenteur.

A titre d’illustration partielle de ces centres d’intérêt, on trouvera ci-dessous quelques images d’installations lumineuses réalisées en 2015 et 2017. Ces images sont prélevées sur deux partitions : Sans titre n°2, 2015 et Sirius, 2017 d’une durée respective de 7’36 et de 8’56’’.

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image3 Charlotte Beaufort, Sans titre n°2, Série Photosphère, 2016 (durée : 7’36’’)

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Charlotte Beaufort, Sans titre n°2, Série Photosphère, 2016 (durée : 7’36’’)
Dimensions : 102 cm x 102 cm x 102 cm

 

Charlotte Beaufort, Sirius, Série « Photosphères », 2017. Musique Mark Lockett. (Durée : 8’56’’)
Dimensions 2,50 m x 2,50m x 3m

 

Charlotte Beaufort, Sirius, Série « Photosphères », 2017. Musique Mark Lockett. (Durée : 8’56’’) Dimensions 2,50 m x 2,50m x 3m

Charlotte Beaufort, Sirius, Série « Photosphères », 2017. Musique Mark Lockett. (Durée : 8’56’’)
Dimensions 2,50 m x 2,50m x 3m

Ce travail est avant tout un travail sur la lumière, la couleur et la temporalité, c’est-à-dire, sur les limites de la perception et donc sur notre rapport au monde phénoménal dans ses aspects à la fois les plus immédiats et les moins évidents—c’est-à-dire les moins immédiatement visibles. A ce titre, et pour diverses raisons (liées, entre autres, à des différences irréductibles entre le fonctionnement de l’œil humain et celui de l’appareil photographique), en présenter une captation vidéo est un non-sens.

Toutefois, je voudrais souligner qu’une part de ce travail consiste à mettre sous les yeux du spectateur le changement, mais le plus souvent en l’étirant de telle manière que l’instant du changement ne soit pas identifiable, localisable dans le temps successif. Ce n’est que par un travail de comparaison rétrospective que le spectateur est en mesure de déterminer après-coup que la couleur est devenue différente et qu’il est mis face à un changement continu mais imperceptible.

Les variations lumineuses et colorées introduisent l’intervalle, la transition, et la durée au cœur de l’expérience de l’avènement de la couleur. Or inversement, travailler à l’avènement de la couleur—du phénomène coloré—, c’est travailler sur la durée.

C’est que la sensation colorée proprement dite est qualité pure. Son apparence est instable. Comme l’écrit Josef Albers:

« une couleur n’est presque jamais vue telle qu’elle est réellement—telle qu’elle est physiquement. […] La couleur [est] le moyen d’expression artistique le plus relatif. […] La couleur trompe continuellement.  […] Une seule et même couleur appelle des lectures innombrables. »[1]

Autrement dit, travailler sur l’avènement de la couleur revient à travailler sur l’apparition du phénomène—l’apparition d’un phénomène lumineux. Plutôt que de chercher à fixer la couleur[2] ou à l’imposer par des changements rapides et violents qui la font disparaître au profit de l’agitation visuelle, il convient d’étirer chaque instant.

Car dans ces conditions, la couleur advient, non pas au moment de tel état lumineux prédéterminé comme une étape de la temporisation, mais en mouvement, dans les intervalles entre les états, chaque état devenant lui-même alors un nouvel intervalle dans le flux complet. Et l’état n’est perceptible comme avènement de la couleur que parce qu’il devient à son tour intervalle.

Cet avènement de la couleur dans la durée lente revient à organiser dans le temps ce que bien des peintres ont perçu dans l’espace ou le plan. Ainsi, lorsque Matisse, à propos de la chapelle de Vence, écrit :

« On ne peut pas y introduire du rouge dans cette chapelle…Pourtant ce rouge existe et il existe par contraste des couleurs qui sont là. Il existe par réaction dans l’esprit de celui qui observe »[3]

lorsque, par ailleurs, il déclare :

« Mon accord rouge, vert, et bleu suffit à créer l’équivalent du spectre. Ces trois notes réagissent d’ailleurs l’une sur l’autre et créent des nuances que les tons purs ne possèdent pas. Il les faut assez énergiques pour remplacer, par leur action de contrastes, les couleurs qui manquent à notre palette »,[4]

il définit précisément cette nature intervallaire de l’avènement de la couleur. Et comme le précise Florence de Mèredieu,

« [les couleurs n’existent] qu’en fonction de leurs accords. Une couleur absente peut être ressentie comme présente, parce qu’appelée par les autres couleurs pour parfaire l’harmonie du tout. […] La présence physique ou stricte matérialité n’est donc pas nécessaire pour qu’une couleur soit effectivement perçue. […] Comme en musique, ce qui compte est l’intervalle, le vide, la relation et l’accord. Il s’agit donc de composer la couleur, de faire valoir ses différences. La couleur est affaire non pas tant de quantité que de choix et d’organisation. »[5]

Mais ce que Florence de Mèredieu écrit ici de la couleur en peinture, il faut l’imaginer se déployant non plus sur le plan de la toile mais dans le temps. Il est symptomatique, à cet égard, que pour traiter de la complexité du phénomène coloré, elle en vienne à s’appuyer sur l’exemple de la musique, et plus particulièrement, dans la musique ou la peinture, sur ce qui ne s’impose pas à la vue ou à l’oreille, mais au contraire semble ne pas se montrer, ne pas se faire entendre, ne pas faire l’objet d’une perception, et se situe entre les taches de couleur ou entre les notes : l’intervalle, le vide, la relation, l’accord. Précisément ce qui se joue diversement dans une partition de lumière…

C’est que, si le phénomène advient, c’est nécessairement dans un certain rapport à la temporalité—ce qui nous ramène à la question posée par l’énoncé descriptif d’Hommage à New York (« it was something new ») ; mais c’est aussi que l’apparition et l’expérience du phénomène se fondent sur ce qui n’apparaît pas et qui néanmoins déterminent, conditionnent ou impulsent l’apparition du phénomène, l’expérience du spectateur.

Or cet inapparent est précisément ce dont, à la toute fin de sa vie, Heidegger propose de faire l’objet paradoxal de la phénoménologie.

La phénoménologie « tautologique » de l’inapparent

Objet paradoxal, parce que l’objet principal de la phénoménologie, le phénomène, se définit par son apparition, tant et si bien que la phénoménologie se préoccupe avant toute chose des questions de l’apparaître. Qu’une « science » de l’apparaître s’occupe finalement de l’inapparent peut donc paraître étrange, mais c’est en même temps par ce biais qu’elle renoue avec le temps.

Dans son dernier séminaire de Zähringen en 1973, Heidegger commente la notion d’intuition catégoriale de Husserl et distingue voir et voir, ce qui l’amène à mettre en avant l’importance de l’inapparent :

« quand je vois ce livre, je vois bien une chose substantielle, sans pour autant voir la substantialité comme je vois le livre. Or c’est pourtant la substantialité qui, dans son inapparence, permet à ce qui apparaît d’apparaître. En ce sens on peut même dire qu’elle est plus apparente que l’apparent lui-même ».[6]

A partir de ce constat, commentant Parménide [esti gar einai : l’être est] et appelant « une pensée tautologique […] au sens originaire de la phénoménologie »[7], Heidegger—selon Françoise Dastur—,

« détermin[e] paradoxalement la phénoménologie comme une “phénoménologie de l’inapparent”, un voir de ce qui par essence ne se montre pas. Une telle indication, même si elle conserve pour nous un caractère énigmatique, atteste néanmoins que l’instance du voir, que la dimension du regard, parce qu’elle s’oppose au geste de capture qui caractérise le Be-greifen, le concevoir, ne se trouve pas fondamentalement dépréciée alors même que se trouve réévaluée la tautologie parménidienne [esti gar einai] comme modèle d’une parole qui […] ne ferait voir rien d’étant, mais uniquement ce qui est le plus “inapparent” dans l’étant : l’entrée en présence elle-même, l’événement de la présence ».[8]

Comme le précise ailleurs Françoise Dastur,

« la tautologie parménidienne [est] une parole inouïe car “elle se fonde sur ce qui est apparu au regard”, elle n’est qu’une “pure remarque” (eine reine Bermerkung) par laquelle on prend en vue l’inapparent lui-même : l’entrée en présence de ce qui est présent, l’Anwesen des Anwesenden. Un telle pensée, la pensée tautologique, […] coïncide avec la “phénoménologie de l’inapparent” qui nous mène devant ce qui advient […] »[9]

Or cette question du rapport entre l’inapparent et l’entrer en présence de l’entrée en présence doit être comprise dans ses rapports avec la lumière, le temps et l’art.

La lumière d’abord. Dans le séminaire de 1973, Heidegger rappelle le rôle de la lumière dans l’apparition des choses :

« Que “fait” la lumière ? [interroge-t-il ?] Elle procure la clarté. Et que rend possible la clarté ? Qu’avant tout, je puisse parvenir jusqu’aux choses. »[10]

Ainsi, la lumière est cette condition inapparente de l’apparition, ce qui, soi-même invisible, permet aux choses d’entrer dans la présence. Heidegger reprend ici ce qu’il disait de la lumière vingt ans auparavant. Commentant déjà Parménide et remarquant que les pensées profondes se disent parfois discrètement, dans « une proposition subordonnée ajoutée sans bruit », il expliquait alors que

« Le jeu de la lumière qui appelle, déploie et aide à la croissance, ne devient pas lui-même visible. Il brille, aussi peu apparent que la lumière du matin sur la somptuosité tranquille des lis dans le champ, et des roses dans le jardin ».[11]

Ainsi, les jeux de la lumière qui rend visible peuvent devenir une illustration visuelle de ce qu’est cette phénoménologie de l’inapparent. C’est pourquoi, une recherche artistique sur la lumière (comme medium) ne peut véritablement s’effectuer que si elle prend cette dimension à bras-le-corps—si elle se définit comme une telle recherche phénoménologique.

Or si, comme nous l’avons vu tout à l’heure, cette recherche sur la lumière et la couleur n’est pas dissociable d’une expérience du temps, c’est sans doute aussi que la phénoménologie de l’inapparent est profondément liée à la question du temps. C’est du moins ce que Dominique Janicaud s’est attaché à démontrer dans un chapitre Chronos, car pour lui, « c’est la question du temps qui permet de jeter une lumière décisive sur la mutation radicale que Heidegger fait subir à la phénoménologie »[12] en y introduisant la question de l’inapparent.

La formulation de la question du temps par Janicaud (« comment penser et articuler une phénoménologie de ce “non-phénomène” qu’est le temps ? »)[13] renvoie directement à la phénoménologie de l’inapparent, voire de l’inapparent lui-même que serait le temps : la dimension qui porte l’entrée dans la présence. Janicaud présente ainsi la démarche de Heidegger :

« L’inapparent dont s’enquiert Heidegger se dérobe doublement : à l’apparaître direct et au regard eidétique ; il n’est ni une manifestation immédiate ni une essence. Qu’est-il ? De quel ordre est sa phénoménalité ? C’est justement ce que la phénoménologie doit penser.
Or quelle est la phénoménalité par excellence qui, ni immédiate ni ontique, ne se laisse pas non plus réduire à une visée eidétique ? C’est précisément celle qui réserve la plus problématique des “phénoménalités” : la dimension temporelle ».[14]

Or, pour penser la spécificité du temps, Heidegger s’appuie sur l’expression allemande « Es gibt Zeit », où « Es gibt » qui signifie à la fois « il y a » et « cela donne ». Comme le précise Janicaud,

« Ce don (ou plutôt ce “donner”, car il s’agit d’un infinitif : Geben) est pensé comme la quatrième dimension, la plus intime du temps, celle qui dispense les trois autres, passé, présent et avenir, mais qui surtout est préalable à la mise en présence (Anwesenheit) du “maintenant”, tout comme de ce qui a été ou sera ».[15]

Ainsi se dégage une « approche du temps comme don », une approche du temps dans son « intimité préalable »[16] comme condition inapparente de l’entrée en présence du phénomène.

Ces développements peuvent paraître nous éloigner de nos problématiques artistiques, mais il n’en est rien. En effet, ce projet de phénoménologie de l’inapparent, qui mêle phénomène, lumière, temps et don, mène la philosophie aux confins de l’art. Comme l’écrit Janicaud à propos de ce qu’il appelle « phénoménologie minimale »[17] dans une référence—peut être abusive—à l’art minimal,

« s’il est vrai que c’est en s’imposant les contraintes phénoménales les plus strictes que l’œuvre d’art porte l’humain à ses plus hautes possibilités, le travail phénoménologique renouvelé ne devra-t-il pas lui-même se faire art ? »[18]

C’est tout à fait la même idée que suggérait Marc Richir en 1990, lorsqu’il affirmait qu’

« il n’y a pas de science phénoménologique, seulement un art ou une sensibilité phénoménologique, non technique, car plutôt artistique au sens contemporain du terme ».[19]

De tels propos ne sont pas sans poser à certains philosophes (phénoménologues) de graves questions sur l’autonomie et sur la définition du champ de validité du discours philosophique.[20] Tel n’est pas notre problème, puisque nous ne sommes pas philosophe.

En revanche, il est remarquable que, du sein-même de la communauté des philosophes, s’affirme par une espèce de logique interne—celle-ci fût-elle contestée par certains—un devenir-art de la phénoménologie qui a au moins pour vertu de souligner une convergence profonde entre ces deux champs aux frontières limitrophes souvent poreuses et peut-être de contribuer à légitimer tout ce qui dans les pratiques artistiques relève d’un intérêt—conscient ou non—pour le phénomène. Je pense ici en particulier à tout ce qui, relevant des arts visuels, relève d’une confrontation à la lumière et à ses effets, que ce soit dans l’histoire de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture, mais aussi bien de la photographie ou du cinéma. Il faut mentionner la source étymologique commune de phos et phainesthai : la lumière et apparaître.

Quoi qu’il en soit, s’il est un artiste qui s’est préoccupé de ce voisinage de l’art et de la phénoménologie, et qui a fait de son art une entreprise proprement phénoménologique (à un moment-charnière, liée de façon décisive à la question de la lumière), c’est bien Robert Irwin, dont je voudrais maintenant montrer combien son activité artistique s’est en fait constamment appuyée sur cette question de l’inapparent—y compris dans son rapport à la lumière, au don et au temps.

Robert Irwin : l’expérience du temps et de l’inapparent

Robert Irwin, une esthétique phénoménologique

Si l’art du coloriste est un art du phénomène coloré, si l’art visuel est nécessairement, délibérément ou non, un art du phénomène lumineux, on pourra tomber d’accord avec Robert Irwin que l’art en général relève de la phénoménologie. Mais deux mots, d’abord, sur le parcours d’Irwin.

Initialement peintre, il s’appliqua jusqu’au seuil des années 70 à « démanteler l’acte pictural », pour utiliser sa propre expression. Il a de nombreuses fois raconté comment, après avoir longuement travaillé dans son atelier californien sur des tableaux aux effets optiques subtils, ceux-ci ne fonctionnaient plus une fois accrochés dans une galerie new-yorkaise, c’est-à-dire que leurs qualités spécifiques n’étaient plus perceptibles. Ceci l’amena à enduire et repeindre les murs des galeries où il exposait, à en reconcevoir tout l’éclairage et, enfin, à prendre conscience que son travail pouvait (et devait même) porter sur l’environnement de la toile autant que sur la toile elle-même. Tant et si bien que son intérêt pour le rôle de l’environnement dans nos perceptions l’amena progressivement à travailler sur des installations mais sans avoir le sentiment d’opérer une rupture radicale.

Suite à ces expériences qui l’amenèrent à abandonner la peinture, Irwin s’intéressa de plus en plus aux questions de la perception. Après les quatre années du programme “Art & Technology” durant lesquelles il étudia la perception—pas uniquement visuelle—et les questions liées à la privation sensorielle, il passa plusieurs années à étudier la phénoménologie et à se ressourcer dans le désert en y passant des journées entières à réfléchir sur ce qui allait désormais motiver sa pratique. Ces années de lecture, de réflexion et de contemplation l’amenèrent à rédiger un certain nombre de textes théoriques qui l’ont orienté vers la conception d’un « art conditionnel »[21]—c’est-à-dire d’un art qui consiste à créer les conditions environnementales d’une perception des qualités, car, dit-il, « tout le processus de l’art, selon moi, tout le sujet de l’art c’est une enquête continue sur ce que c’est que d’être au monde ».[22]

Dans un entretien de 2006, il s’explique ainsi :

« L’histoire que je raconte pour expliquer ma position est la suivante : j’ouvre les yeux le matin et le monde apparaît. Je pivote sur mon lit pour me lever et le monde entier me suit et il reste parfaitement cohérent, ce qui est très étrange. Et pourtant, je ne me demande pas comment j’arrive à faire ça : je me contente de me lever et d’aller prendre une douche […]. Mais si j’avais dû rester allongé là, ne serait-ce qu’un instant, je me serais rendu compte de deux choses très belles : la première, c’est que tout cela n’est pas donné d’avance, c’est moi qui le fais […]. La seconde, qui est encore plus spectaculaire, c’est que si je ne pouvais pas bouger, je serais dans l’incapacité de mettre tout cela ensemble ».[23]

Ce qui intéresse Irwin, c’est que le mouvement est déterminant pour la perception et l’être-au-monde, c’est-à-dire que le monde ne se donnerait pas sans le temps que suppose le mouvement. Dès lors, il considère que son rôle d’artiste conditionnel consiste à offrir les conditions d’une perception des qualités—qui n’ont pas de réalité physique [qui ne sont pas quantifiables]. Deux exemples qu’il traite dans « Notes pour un art conditionnel » ont trait aux effets de la lumière que sont l’ombre et la couleur. Voici ce qu’il explique de la couleur :

« Comme il s’agit d’un point important de notre discussion, j’aimerais donner un exemple supplémentaire de la présence du phénoménal dans notre vie quotidienne. Imaginez que vous avez un mur devant vous. Ce mur est courbe, rugueux et rouge. Un nuage passe devant le soleil et le mur devient plat, lisse et violet. Pourtant, je peux marcher le long du mur et affirmer de nouveau qu’il est courbe, je peux passer ma main sur la surface du mur et affirmer de nouveau qu’il est rugueux. Mais que vais-je faire pour le violet ? Le violet n’est-il pas réel ? Et qu’advient-il de mon sens de la réalité lorsque le mur, tout aussi soudainement, redevient rouge, ou est contaminé et devient de quelque autre couleur ? Des subtilités aussi infinies constituent-elles un gain ou une perte. Êtes-vous frappés par le caractère merveilleux de tout cela—ou bien troublés par tant d’impermanence ? »[24]

Irwin établit ici explicitement le lien entre la dimension esthétique de l’expérience des qualités de couleur et leur « impermanence ». Non seulement, il n’y aurait pas de perception sans le changement, mais l’impermanence est la condition du phénomène. Autrement dit, créer les conditions de l’apparition du phénomène, c’est nécessairement faire advenir aux sens l’inapparent, ce qui de prime abord ne se voit pas—par exemple ces qualités impermanentes qu’Irwin ne cesse de traquer.

Décrire les diverses manières dont Irwin aborde cette question de l’art conditionné serait infiniment long. Je prendrai un seul exemple.

1°, 2°, 3°, 4°, Museum of Contemporary Art, San Diego

En 1997, Robert Irwin crée 1°, 2°, 3°, 4°, l’œuvre pérenne du Museum of Contemporary Art de San Diego, appartenant la série des œuvres « site-conditioned/determined ». Le Musée de La Jolla disposait à l’étage d’une pièce qui n’était jamais occupée, car elle n’offrait quasiment pas de mur où accrocher des toiles et l’attention y était immédiatement détournée par une large baie vitrée ouverte sur trois murs donnant une vue spectaculaire sur l’océan Pacifique. Dans un premier temps, au début des années 1990, lorsque le conservateur du Musée de la Jolla lui proposa de créer dans cette pièce une œuvre qui resterait pérenne, Irwin déclina la proposition, ne voyant pas quelle intervention serait possible. Ce n’est que quelques années plus tard, qu’il eut l’idée d’intervenir directement sur la baie vitrée, idée qu’il soumit immédiatement au conservateur.

Robert Irwin, 1°, 2°, 3°, 4°, 1997. Museum of Contemporary Art, San Diego

Robert Irwin, 1°, 2°, 3°, 4°, 1997. Museum of Contemporary Art, San Diego

Irwin pratique donc trois ouvertures dans les vitres existantes. Lorsque l’on entre pour la première fois dans cette pièce, la première impression est d’être saisi par la beauté de la vue. Puis très vite, l’on voit comme dessiné sur les vitres trois carrés semblant être de même dimension. À distance, les carrés latéraux paraissent plans. Plus intéressante encore est cette sensation particulière qui nous envahit. Les sons paraissent plus clairs, l’air, plus léger et iodé. Au bout d’un certain temps, nos sens, alertés, nous amènent cependant à penser que les carrés pourraient ne pas être seulement dessinés ou faits d’un verre plus clair, mais qu’ils sont de réelles ouvertures directement découpées dans la vitre. Vient alors l’expérience de l’incrédulité. On vient auprès de la baie et on approche la main. La brise du Pacifique nous souffle au visage, l’ai iodé frappe nos narines. A La Jolla, les trois ouvertures d’Irwin étendent à tous les sens l’idée d’art conditionnel—en particulier à l’ouïe, au toucher et à l’odorat, puisque que la baie vitrée avait déjà pour fonction de donner à voir.

Il convient d’insister enfin sur le fait que le titre de La Jolla, 1°, 2°, 3°, 4°, 1997, met l’accent sur la quatrième dimension. Dans Les structures cachées de l’art, texte publié pour la première fois en 1993, Irwin écrit que « pratiquer la perception des phénomènes équivaut à pratiquer la 4ème dimension »[25], c’est-à-dire la dimension temporelle.

En effet, tout, ici, est affaire de changements : changements atmosphériques, variations lumineuses, sonores, olfactives, évolution des couleurs modifiées par la course du soleil, etc. Car, c’est sans doute ce qui lui était apparu de plus manifeste lorsqu’il avait passé des journées entières à étudier les circonstances de la salle du musée—ce qu’il fait à chaque fois qu’il doit s’imprégner d’un lieu en vue d’une installation. Dans cette démarche propre à ce qu’il appelle l’art site-conditioned, il s’agissait pour lui d’intervenir de la manière la plus inapparente possible pour susciter ou favoriser l’advenue du phénomène.

C’est que, pour Irwin, l’œuvre site-conditioned n’est plus l’objet en soi. Elle réside dans la perception qui résulte du refaçonnage d’un environnement, fût-il naturel ou non. Elle est exclusivement pensée pour susciter cet éveil aux qualités, c’est-à-dire au monde des phénomènes. C’est qu’il s’agit pour Irwin de créer les conditions de ce qu’il appelle la « confrontation naturelle », « cette occasion rare qui nous est donnée sans que nous nous y attendions de “voir à nouveau” ».[26] Tout le reste est secondaire—d’ailleurs, pour Irwin, il n’est même pas nécessaire d’identifier le travail de l’artiste, ni même l’« œuvre » en tant qu’œuvre à l’origine de ce regard ravivé. Comme il l’explique,

« Ce dont nous parlons vraiment c’est d’un enrichissement de nos vies. Si je fais quelque chose et que cela enrichit votre vie, le fait que cela soit moi qui l’ai fait n’est pas une question pertinente, cela pourrait même nous distraire de l’essentiel. En fait, on en est à ce point où je mets en place un ensemble de circonstances […], ce que pour faire chic j’appelle l’ »art conditionnel”, c’est-à-dire que je mets en place un ensemble de conditions, enfin… je devrais dire un ensemble de conditions existe. […]. Tout ce que nous sommes n’est qu’un ensemble de conditions. Et ce que j’essaie de faire, c’est de maximiser ces conditions […] mon nom, l’idée que cela serait “mon art” sont des notions qui font obstacle plus qu’autre chose. […]. Moi, je crée un ensemble de circonstances qui peuvent multiplier les possibles, mais au bout du compte c’est vous qui le faites, pas moi : je ne fais rien tout seul ».[27]

Or ce point est décisif. L’artiste en tant qu’artiste n’a pas d’importance : il est l’inapparent de cette phénoménologie. Ce qui compte est sa capacité à multiplier les possibles pour donner l’occasion de “voir à nouveau”.

Or, si cette capacité de multiplier les possibles est celle de la nature, elle est aussi et surtout celle du temps. Ce temps dont l’artiste se fait l’émule lorsqu’il s’efforce de créer les conditions inapparentes de l’apparition phénoménale.

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Il était inévitable, dès lors, que Robert Irwin devînt jardinier. C’est ce qu’il fit au Getty Garden de Los Angeles, vaste entreprise et longue aventure qu’il a pu lui-même commenter ainsi, en renvoyant à cette synchronie de l’artiste et de la nature au fondement de l’expérience esthétique :

« le jardinage est phénoménologique. Ça ne finit jamais, ça bouge sans cesse. Je vais encore tous les mois au jardin du Getty, et je regarde chaque plante, chaque fleur. Et ça change tout le temps. […] Le phénoménologique et l’éphémère se recoupent. Ce qui nous intéresse, c’est ce qui bouge en permanence ».[28]

Mais cet intérêt pour ce qui bouge en permanence ne doit pas être pris au sens d’un goût pour le divertissement d’une agitation constante ou d’un mouvement frénétique. Il s’agit pour l’artiste de produire une phénoménologie en acte, c’est-à-dire, d’assumer le rôle du temps en donnant, par la création de conditions inapparentes, l’occasion de phénomènes multiples. Je laisserai donc, pour finir, le dernier mot à Irwin qui souligne avec son enthousiasme habituel la richesse perceptuelle qui est en jeu dans cette pratique artistique ouverte à l’efflorescence continue des phénomènes :

« Le plus merveilleux dans tout cela, c’est que ce que le monde entier a pris pour un rétrécissement de l’horizon (l’objet d’art devenait si éphémère qu’il menaçait de disparaître) s’est retourné en son contraire, comme dans une énigme philosophique merveilleuse. Ce qui apparaissait comme la question de l’objet et du non-objet s’est révélé être la question du voir et du non-voir, la question de savoir comment, de fait, nous percevons ou ne percevons pas des « choses » dans leur contexte réel. Nous sommes désormais face au défi de la richesse quotidienne et infinie de la perception « phénoménale » et aux potentialités d’un « art phénoménal » qui lui correspond, sans les limitations abstraites habituelles de la forme, du lieu, du matériau, etc.—un art qui cherche à découvrir et à mettre en valeur l’expérience potentielle de la beauté en toute chose ».[29]

Robert Irwin, The Central Garden, 1997 (Getty Center, Los Angeles). Images hiver 2006.[30]
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[1] Josef Albers, L’interaction des couleurs, 1963, Traduit en français par Claude Gilbert, 1974, Paris : Hazan, 2008, p. 11. [je souligne][2] John Gage souligne que, parmi les artistes des années 1960 tels que Bridget Riley ou Donald Judd,  « même un artiste suprêmement coloriste était donc préoccupé par le fait d’ajuster la couleur pour qu’elle corresponde à la forme, afin de la stabiliser. », in John Gage, op. cit., p. 107.

[3] Matisse cité par Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris : Bordas, 1997, p. 65.

[4] Ibid.

[5] Florence de Mèredieu, Ibid.

[6] Martin Heidegger, « Séminaire de Zähringen (1973) », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 314.

[7] Ibid., p. 338.

[8] Françoise Dastur, La Phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2004, p. 72

[9] Françoise Dastur, Heidegger : la question du logos, Paris, Vrin, 2007, p. 201.

[10] Martin Heidegger, « Séminaire de Zähringen (1973) », op. cit., p. 317.

[11] Martin Heidegger, « Moira » (1952), Essais et conférences, 1958, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 304.

[12] Dominique Janicaud, Chronos. Pour l’intelligence du partage temporel. Paris, Grasset, 1997, p. 158.

[13] Ibid., p. 159.

[14] Dominique Janicaud, Chronos, …. Op. cit., p. 159.

[15] Ibid., p. 160.

[16] Ibid., p. 163.

[17] Dominique Janicaud, La phénoménologie éclatée, Combas, Editions de l’éclat, 1998, p. 99.

[18] Ibid., p. 116.

[19] Marc Richir, « La question d’une doctrine transcendantale de la méthode en phénoménologie », Epokhè, 1/1990, p.122, cité par Isabelle Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel : impasses du réalisme dans la philosophie, Paris, Seuil, 2015, p. 70-71.

[20] Voir sur ces questions les réflexions d’Isabelle Thomas-Fogiel dans Le Lieu de l’universel, mais aussi dans Le Concept et le lieu : figures de la relation entre art et philosophie, Paris, Cerf, 2008.

[21] En 1977, Irwin rédigea son premier texte théorique, « Notes Towards a Model », qui fut suivi deux ans après par « Some Notes on the Nature of Abstraction », puis, en 1985, par un troisième de toute première importance, « Being and Cicumstance : Notes Toward a Conditional Art », et en 2002 par « A Conditional Art ».

[22] Robert Irwin, « On ne peut pas quantifier les qualités », Entretien réalisé par Charlotte Beaufort et Bertrand Rougé (Le 16 avril 2006 à San Diego, Californie), Figures de l’Art, n°17 (« La lumière dans l’art depuis 1950 », 2009), p. 42. [je souligne].

[23] Ibid.

[24] Robert Irwin, « Notes pour un art conditionnel, 1985 » (Traduit par Bernard Hoepffner. Publié pour la première fois dans Being and Circumstance, The Lapis Press, Santa Monica, San Francisco, 1985, sous le titre « Change, Inquiry, Qualities, Conditional »). Robert Irwin. Double Diamond. 1997-1998. Dirs. Thierry Raspail, Thierry Prat. Lyon, Milan : Musée d’Art Contemporain de Lyon, Skira editore, 1999. p. 91.

[25] Robert Irwin, « Les structures cachées de l’art », Robert Irwin, Catalogue de l’exposition. Paris : Société des Amis du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1994, p. 24 [je souligne].

[26] Robert Irwin, Being and Circumstance. Notes toward a Conditional Art, Lapis Press, The Pace Gallery (New-York), San Francisco Museum of Modern Art, 1985, p. 77.

[27] Robert Irwin, « On ne peut pas quantifier les qualités », op. cit., p. 39-40.

[28] Ibid., pp. 45-46 [je souligne].

[29] Robert Irwin, Being and Circumstance, …, op. cit., p. 145.

[30] http://www.getty.edu/visit/center/gardens.html