L’obstacle et l’ornemental. Les créations du quotidien par le Querschnittfilm

Natacha Pfeiffer

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Résumé :
Le terme de Querschnittfilm – indifféremment traduit par film de section, film à coupe ou film transversal – apparaît dans la seconde moitié des années 1920 en Allemagne pour décrire des films visant à traiter de la vie quotidienne. Nous n’évoquerons ici que deux de ces films, sans doute parmi les plus importants : Berlin, die Sinfonie der Großstadt de Walter Ruttmann en 1927 et Menschen am Sonntag de Robert Siodmak en 1929. À deux ans d’intervalle, Siodmak et Ruttmann ont donc tous deux tenté, mais de manière extrêmement différente, de saisir le quotidien des berlinois. Aucun des deux films ne situe son enjeu dans une transparence documentaire, le terme même de « documentaire » était inexistant à l’époque en Allemagne. Nous ne traiterons donc pas ici du rapport de ces films à un quelconque réel sous-jacent ou premier par rapport auquel ils seraient considérés comme vrais ou faux. Notre problématique porte bien plutôt sur les conditions formelles de la création d’un quotidien au sein d’une œuvre cinématographique. Il s’agira, à travers des films de « fiction », de déceler les modes de production d’un quotidien de cinéma et les différents façonnements de ses figurants. Dans ce dessein, nous partirons d’une définition de Maurice Blanchot, définition choisie non par proximité avec l’auteur mais pour le caractère paradoxalement visuel qu’elle confère à son objet. Pour Blanchot, le quotidien n’est pas l’invisible ou l’inatteignable mais ce que l’œil n’a pas remarqué, ce qu’il a toujours déjà dépassé. Il s’agit d’une existence inapparente et cependant non-cachée, elle n’est pas implicite, mais passe inaperçue. Blanchot semble caractériser le quotidien comme un fond. Un fond tel que l’a défini la théorie de la perception par contraste avec la figure, mais également, tel que l’a constitué l’image cinématographique elle-même. Ce fond inaperçu du quotidien pourrait schématiquement caractériser l’arrière-plan que la mise au point ignore, par différence avec l’avant-plan sur lequel se situe, le plus généralement, les acteurs principaux de l’intrigue. L’un des traits saillants de la description de Blanchot est effectivement la dissolution au sein du quotidien de toute forme achevée ainsi que l’anonymat que celui-ci semble présupposer. Comment, dans ces conditions, prêter attention au quotidien sans d’emblée le perdre, sans le corrompre, sans conférer par l’acuité de notre regard un contour net à ce qui en est par nature dépourvu ? Mais surtout, comment le cinéma, art du cadrage, pourrait-il prendre pour objet le quotidien ? Comment pourrait-il choisir pour figure ce qui, en lui, fait précisément fond ? Robert Siodmak et Walter Ruttmann ont, semble-t-il, développer deux stratégies visuelles, fort différentes l’une de l’autre, permettant de faire du quotidien le sujet principal de leur film sans pour autant le trahir.

Mots-clés : Esthétique, Philosophie de l’art, Cinéma, Film muet, Cinéma allemand, Théorie de la perception, Théorie du montage, Ornemental, Maurice Blanchot, Siegfried Kracauer

Présentation de l’auteur :
Natacha Pfeiffer est chercheuse en philosophie rattachée à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Ses travaux portent principalement sur la théorie de l’image. Boursière FRESH (F.R.S.-FNRS), Natacha Pfeiffer rédige actuellement, sous la direction du Professeur Laurent Van Eynde, une thèse visant à produire une nouvelle théorie de l’intervalle de l’image.

natacha.pfeiffer [at] usaintlouis.be
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