Fragilités

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Quand la réalité semble vaciller, le concept s’épuiser, et la tentation de s’amuïr descendre ou s’élever, que l’intime du sujet vulnérable refuse toutes les sollicitations du monde et des commandements quotidiens qui l’enfoncent et le refoulent hors de tout rapport harmonieux, il arrive que ce que Barthes nomme l’incident, le pli léger, le moment bref où quelque chose tintinnabule, fait tilt, puisse reconstruire la présence d’où tout s’absente d’ordinaire. L’instant d’une rencontre inattendue entre la modestie, les contours silencieux d’une chose, d’un être, offerts dans leur donation humble et qui rejoigne cette humilité du sujet qui assure la porosité touchée, réinstallée dans sa juste proximité. L’humble des choses non soufflées des arrogances ordinaires, pour se faire entendre d’une sensibilité qui l’encadre et se trouve alors rehaussée dans son humilité sincère d’existence, celle qui fait l’assurance d’être là, vraiment. Peut alors se tisser une esthétique éthique de la perception, de la nudité d’une notation, parole sourde et muette qui offre l’image, « muette avec force», d’un complexe synesthésique, d’une trame moirée, dont l’épaisseur repliée n’est pas dépliée, mais livrée telle qu’elle est éprouvée, sensation globale au sein de laquelle « le corps sensuel s’indifférencie », et le sujet s’imbibe « d’un émoi ténu », comme c’est le cas dans la forme brève du haïku, paradigme d’écriture et de restitution de la présence non dévoyée.

« On ne parvient à une jouissance esthétique de l’être qu’à travers une expérience morale et humble », écrit Gustav Janouch, dans Conversations avec Kafka, cité par R. Barthes dans la Préparation au roman (p.44, Paris, Seuil). Cela se donne et se vit dans la poésie, l’écriture, la céramique, la peinture, les arts mais aussi toutes les formes de pensée qui s’ancrent dans un regard baissé. Un volet du fragile, qui ne touche pas à une faiblesse réduite, mais à une dimension naturelle, qui peut être exhumée de ce qui l’ignore, mais qui relève bien plutôt, dans sa meilleure version (celle qui est d’acceptation et non de soumission), d’une disposition morale, affective, émotive, qui puisse offrir le réceptacle heureux ainsi qu’une compensation harmonisante à la vulnérabilité d’un rapport au monde souvent menacé et menaçant. C’est ainsi que la friabilité, la porosité des intériorités exposées au réel et à son objectivité qui fait parfois de l’homme un étranger sur la terre, peuvent se réchauffer d’affinité avec ce qui, du monde et des choses, les accueille ou les enveloppe. Une harmonie sourde, comme une caresse de réconciliation.

Auteurs : Benoit CAUDOUX, Anne COIGNARD, Jean Gabriel COSCULLUELA, Marie-Hélène GAUTHIER, Catherine GRALL, Philippe SABOT, Thomas SABOURIN, Pedro DE SOUZA, Emmanuelle RAINGEVAL, Jean-François ROBIC, Stéphane ZYGART

Publication sous la direction de Marie-Hélène Gauthier et Thomas Sabourin

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